Les machines de l'évaluation

Jean-Louis Place
Retour au sommaire - BIPP n° 38 - Mars 2004

Nous apprenons que l’INSERM a enfin réussi à évaluer les psychothérapies et cela n’étonnera personne que les techniques cognitivo-comportementalistes aient brillamment réussi à s’imposer.

Que les français aient réussi là où les autres nations ont échoué démontrent une fois de plus que nous avons bien fait de choisir le roi de la basse cour comme emblème national !

Maintenant, il ne faudrait pas non plus que les praticiens de la psychanalyse et des thérapies qui s’en réclament se désolent ou s’indignent de ce résultat.

L’indignation est vraiment par trop un sport national.

Nous avons peut être d’autres combats plus légitimes et universels à mener que d’accepter d’entrer dans ce jeu de dupes.

Car quels sont les enjeux aujourd’hui ?

  • Démontrer, preuves à l’appui que ce travail d’experts était prévisible comme l’était certain précédent rapport sur la psychiatrie et la santé mentale qui reproduisait dans la conclusion l’énoncé de l’instance administrative qui le missionnait ?

  • Analyser les modalités de l’étude et repérer les biais d’information et de sélection qui pourraient infirmer les résultats à l’instar du chercheur noctambule qui sélectionne sa zone de recherche à celle éclairée par le réverbère ?

  • Confondre les techniques qui demandent une évaluation de leur efficacité parce qu’elles contiennent dans leur corpus théorique les modalités quantitatives de cette évaluation ?

  • Désigner de toutes ces techniques évaluées celle qui ouvre un champ aux outils conceptuels de son épistémologie et de sa philologie (suffisamment ouvertes en tant qu’univers de discours pour se prêter aux autres techniques) ?

Nous sommes psychiatres. Après 7 ans d’études médicales dûment évaluées, nous avons choisi de nous occuper du psychisme pour le reste de notre vie professionnelle.

Cette double connaissance de la maladie nous permet après quelques années de pratique de s’offrir à l’autre avec un corps, des silences et des mots qui le mettent en travail. Nous n’avons appris ni recette, ni protocole ; il nous a été recommandé la bonne pratique de ne donner ni jugement, ni conseil. Mais cet exercice de dépossession de soi dans une écoute exclusive du patient dans sa singularité est un travail digne qui n’a pas de justification à donner.

Nous ne sommes pas les mécaniciens du psychisme.

L’évaluation ne peut s’auto-évaluer elle-même sans le recours à la normalisation.

Il n’est possible de comparer deux façons de soigner une attaque de panique qu’à la condition de croire – c’est le seul verbe qui convienne – que ce diagnostic existe en tant que tel dans une discrétion par rapport aux autres termes de la nosographie contemporaine.

Il ne peut être envisageable d’appréhender cette attaque de panique en tant qu’objet d’étude que si la conception de cette expression d’un conflit psychique a le même sens, la même adresse pour les uns et les autres d’une cohorte expertisable.

Si dépression et position dépressive, qui partagent une symptomatologie commune, sont alignées sur le même front de l’expérimentation, si "la maladie est une tentative de guérison du sujet" ou "un sujet n’est pas en un seul corps" sont des aphorismes de mal pensant, alors oui, la psychiatrie peut être une discipline évaluable. Oui, elle peut bénéficier de la démarche qualité importée du secteur industriel et les protocoles de traitement peuvent s’aligner sur ceux de la mécanique automobile qui ne met pas en doute le clonage constitué par une cohorte de spécimens de voitures montées la même année sur la même chaîne.

Mais nous avons reçu un enseignement différent basé sur l’étude des monographies. La recherche clinique, avant l’arrivée du DSM III, dans notre discipline – la psychiatrie – (et non exclusivement la psychanalyse) s’autorisait à limiter son champ à une réalité pour autant pleine et entière. Loin d’isoler un symptôme ou un syndrome par nécessité d’étude d’objets reproductibles, nous avons appris à travailler la psychopathologie sur une histoire, sur l’intrication d’une biographie et d’une anamnèse. Ce n’était pas tant le trouble mental circonscrit qui nous préoccupait et nous préoccupe encore aujourd’hui que l’interstitiel, les liens que tisse le patient à nous et à sa maladie. Nous sommes alors symptôme avec lui mais avec le devoir de ne pas l’encombrer avec nos métaphores et nos représentations.

Théoriser sur une ou quelques histoires de cas cliniques nous a permis d’embrasser toute la pathologie parce que la psychothérapie d’un homme ou d’une femme atteint de maladie mentale nécessite l’appréhension de toute la pathologie réunie. Dans une observation "à l’ancienne", il nous était enseigné que l’étude du diagnostic différentiel devait prendre le pas sur la pose du diagnostic et que chez l’adolescent, nous pouvions nous autoriser à ne pas en poser.

Ce qui fait notre semblable est sa singularité. Ce qui fait un déprimé pour un autre déprimé, un attaqué par la panique d’un autre habillé du même diagnostic, c’est que la perte pour les premiers ne sera pas du même objet et que l’angoisse pour les seconds ne répondra pas aux mêmes représentations. Dans ces appariements, ce que nous aurons à dire ou à entendre de l’un ne pourra se reproduire avec l’autre.

Que des personnes, fort estimables et instruites, désirent sincèrement faire le bien du citoyen en appliquant des techniques enfin modernes et scientifiques à la psychiatrie – nous ne devons pas nous en étonner.

Qu’une planification rigoureuse, au nom de critères universels et quantifiés, parce qu’elle a réussi à s’imposer, ait démantelé la machine complexe et enviable pour les autres nations que représentait l’organisation française des soins en psychiatrie – nous ne devons pas nous en étonner.

Que des responsables administratifs entourés de conseillers et d’experts élaborent des textes sur l’évaluation des praticiens et non pas des avocats, des hommes politiques, des grands administrateurs, des responsables de tous les corps d’état, pour se protéger du fantasme de la toute puissance médicale – nous pouvons le comprendre.

Mais que ce soit de l’intérieur de notre profession, par nos propres collègues – dans une collaboration active à cette ouverture vers l’obscur – alors là, nous avons peut être le droit de nous fâcher et de nous compter parmi les adeptes d’une pratique éclectique, inventive qui n’aurait qu’une seule obligation : celle de soutenir l’autre, le patient, dans son travail pour exister.

Nous évaluons notre travail d’une façon permanente, à chaque entretien, à chaque fois qu’évolue la pathologie, que survient un épisode fécond, une réactivation des défenses psychiques. Nous répondons la plupart du temps à l’ensemble des demandes qui nous sont faites – nos échecs peuvent faire aussi le succès de nos collègues.

La seule évaluation que nous pouvons reconnaître est celle qu’autorise le libre choix de son médecin par le malade. Si un jour vous devez être évalué, priez pour que cela se passe mal et que vous soyez dévalué. Si par malheur vous recevez la certification et la médaille du bon psychiatre appliquant la bonne pratique pour le bon malade, craignez de devenir un docteur pétri de certitudes, et que vos patients deviennent des objets de vos bons soins

Jean-Louis PLACE

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