La phobie du doute : une nouvelle entité nosologique ?

Olivier Schmitt
Retour au sommaire - BIPP n° 51 - Avril 2008

Nous connaissions la folie du doute qui entrait dans le cadre d’un tableau obsessionnel grave pouvant se voir chez des personnalités névrotiques mais aussi chez de grands psychotiques, qui ne peuvent s’empêcher de douter et s’épuisent en vérifications itératives. Depuis la volonté taxinomique du DSM, l’affaire semble classée : on ne parle plus que de TOC. Les fous du doute sont maintenant simplement toqués sans autre forme de procès.

À ma connaissance, un tableau pathologique concernant le doute n’a pas été exploré alors même que nous le rencontrons fréquemment : je veux parler de la phobie du doute touchant les personnalités qui mettent, eux, toute leur énergie à éviter les situations de doute. Le terme de “phobie” classerait cette entité plutôt du côté de la névrose. D’ailleurs, nous allons voir qu’à ce titre, c’est une tendance largement partagée dans la population générale qui va du simple trait de caractère à des tableaux beaucoup plus graves, handicapant et délétère pour l’entourage.

L’angoisse primordiale concernant cette manifestation névrotique serait provoquée par toute situation d’incertitude. L’incertitude pouvant porter sur une pensée comme sur une situation. La symptomatologie porte donc essentiellement sur les moyens de contournement de ces situations phobogènes :

Le sujet établit de manière compulsionnelle des lignes de conduite préétablies et occupe une grande partie de son champ vital à construire ses croyances, ses certitudes, ses protocoles et à tenter de les imposer à son entourage. Il évitera soigneusement de se trouver dans des situations non prévues et l’on voit poindre le caractère obsessionnel sous-jacent et l’incapacité à supporter les trous de savoir, les listes incomplètes, les degrés d’incertitude comme la complexité troublante. Il a besoin d'anticiper. Une surprise n'est bien venue que si elle apporte une diminution de l’incertitude. Peu importe qu’une étude, qu’une description, qu’une théorie ou qu’une mise en œuvre quelconque soit compliquée, l’essentiel est qu’elle ne laisse aucun trou, aucune zone d’ombre où pourrait s’insinuer le doute abhorré, l’incertitude redoutée. Il a horreur des exceptions, des inclassables.

Dans cette pathologie, le sujet est bien sûr attiré par tout ce qui peut l’aider dans cette auto protection contre les trous de savoir et les situations de choix incertains. Sa fascination pour la bureaucratie en témoigne. Mais aussi pour la science en ce qu’elle peut réduire pour lui l’ignorance dubitative sur les choses. Il est volontiers naturaliste, rassuré par les listes, les classements exhaustifs, la démarche encyclopédique plutôt que la démarche associative analogique. Cependant, il a tendance à nier le fait que, chaque fois que la science résout une question, elle en pose de nouvelles souvent plus nombreuses encore. On pourrait parler chez lui d’un abus de science partielle, ce qu’en langage courant nous appelons le scientisme. Il vit souvent cela comme une religion et, d’ailleurs bien souvent, il trouve un apaisement dans la certitude de ses croyances, religieuses ou autres, avec une faveur particulière vis-à-vis de certains cultes dogmatiques.

Il y a chez ces malades comme un détournement de leur énergie vitale. C’est comme si leur pulsion de vie elle-même, leurs créations, n’étaient qu'au service de leur pulsion de mort, c’est-à-dire la recherche de systèmes fermés, auto-justifiés, prévisibles, sans aléa, sans ouverture. On comprend pourquoi le risque-zéro les fascine !

Comme dans la phobie d’impulsion, il s’agit d’un système défensif d’évitement dans un processus en fait obsessionnel.

Et, de la même manière, l’association avec une croyance délirante n’est pas impossible non plus, des aspects psychotiques ne sont pas exclus. En effet, le déni des faits n’est pas rare chez ces sujets lorsque les circonstances viennent contrecarrer leur construction rassurante. Ils peuvent élaborer des constructions parfaitement logiques sur des bases qu’il est hors de question de remettre en doute à leurs yeux. Nous voyons même poindre chez certains un délire de grandeur un sentiment de toute puissance, toute puissance que la société est parfois prête à leur accorder dans la réalité. Sans aller jusqu’à l’hypertrophie du Moi, ils peuvent donc paraître un peu paranoïaques car, à l’extrême, cela peut entraîner une certaine psychorigidité d’une part et d’autre part une méfiance, parfois agressive, vis-à-vis de ceux qui sont susceptibles de s’opposer à leur système de protection contre le doute.

Ai-je besoin de vous donner quelques vignettes cliniques ? Je suis sûr qu’en me lisant vous avez eu quelques cas en tête.

Veuillez me pardonner si j’ai succombé à la tentation d’abus de psychiatrie ! Cependant, je me suis aperçu après avoir écrit ce qui précède qu’il n’était pas nécessaire d’être psychiatre pour être sensible à ces travers galopants de notre société. On en trouve un bel exemple dans le dernier livre de Daniel Pennac « Chagrin d’école » (p. 204).

Olivier Schmitt
Niort

Texte écrit pour le colloque organisé le 1er mars 2008 à Strasbourg par la Collège de Psychiatrie avec la participation de l’AFPEP et qui avait pour thème : « Abus de science, abus de psychiatrie ? ».


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