Chronique : 1997, année de la cacophonie ?
Il y a quelques mois, on pouvait croire encore que non seulement la grande majorité du corps médical, mais également ses organisations représentatives s’étaient dressées contre le plan Juppé, la maîtrise comptable, le rationnement des soins, la bureaucratisation extrême du système médico-social. Il n’y avait guère que MG France qui s’affichait comme soutien de ce plan, pour des raisons évidemment corporatistes (ce qui n’est pas si déshonorant que cela, soit dit en passant) : Richard Bouton l’avait proclamé, les généralistes pourraient en attendre 30 à 40 % d’augmentation de leurs revenus, via la maîtrise des filières...
Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Si les praticiens de base apparaissent toujours révoltés (en tirant à hue et à dia), les syndicats le sont beaucoup moins qu’il le parait. La CSMF, à tout seigneur tout honneur, confrontée aux aspirations autonomistes de ses composantes, ne se bat plus en fait que pour un seul objectif : l’individualisation des sanctions financières en cas de dépassement des quotas (modalité plus "juste" - enfin, à peu près - que les sanctions collectives, mais techniquement irréalisable, en le voit bien ne serait-ce qu’à travers le caractère hautement fantaisiste des R.I.A.P.). Ce qui veut dire en clair qu’elle accepte tout le reste, y compris le principe même des sanctions. Et les radiologues, représentants prototypes des spécialités lourdes, sont furieux de ces ultimes réticences : il fallait signer, il faut être réaliste quand on a des investissements importants à gérer. Ils négocient plus ou moins de leur coté, comme les chirurgiens qui font bande à part depuis longtemps (le Dr. Sagnet, dans une interview récente - Compétences Médicales n° 15 - prône la maîtrise comptable, la transparence "absolue" des pratiques, l’application des normes iso 9000 et des PMSI, le forfait par pathologie, etc...). L’UNOF (généralistes) s’est retrouvé au bord du clash à l’Assemblée Générale confédérale du 14 décembre en réclamant sa représentativité propre: elle y a renoncé pour l’instant au prix d’un droit de veto et d’une prérogative de négociation en cas de convention ou de volets conventionnels spécifiques aux généralistes...
La FMF s’étiole, le SML pratique l’hyperbole libérale mais sa représentativité est menacée. Les coordinations ne sont pas vraiment structurées malgré leur violence incantatoire...
L’Ordre, quant à lui, balance prudemment mais affiche en définitive une position favorable à la "réforme" : sans doute y gagne-t-il des missions supplémentaires et un pouvoir retrouvé par rapport aux syndicats. Et sur un point qui nous est particulièrement sensible, le carnet de santé, après avoir admis qu’il pouvait poser problème à certains spécialités dont la notre, le président Glorion en fait maintenant l’apologie (B.O.M. décembre 96) tout en évoquant "l’idéalité" de la solution électronique à venir, alors que dans le même Bulletin, le Pr. Desserre souligne la difficulté qu’il y aura à garantir la confidentialité dans un tel cadre, sauf à recourir à des techniques lourdes (cryptage, hachage), et surtout coûteuses... Malgré les réserves de la CNIL, discuter le codage des pathologies n’est même plus en question... Et les mouvements de révolte, grèves et autres, pourraient bien aller "à l’encontre des règles déontologiques formelles" - pour des médecins qui doivent par ailleurs bénéficier d’une "totale indépendance"...
Les RMO, personne n’ergote plus à leur sujet. Il est même question désormais, Prs. Zarifian et Terra aidant, de les appliquer aux traitements psychiatriques hospitaliers - avec expérimentation, mesures et ... intéressement (Q.M., 10/12/96).
Le rationnement des soins ? Il n’y en aura pas proclament à l’envie Mr J. Barrot, les députés de la majorité ou le Dr. Cousteix de la CNAM (Q.M., 20/12/96). Quota et reversements sont un simple "filet de sécurité"... Dans la contre-vérité absurde, il est difficile de faire mieux. De toute façon, les médecins "ont une conscience " et on invoquera le serment d’Hippocrate (P.Y. Chamard, ib)... pour qu’ils travaillent pour rien au-delà des quotas ! Même son de cloche benoît dans l’incroyable lettre aux médecins de Mrs Spaeth et Rameix...
Les filières ? Mais ce n’est qu’un perfectionnement de la nécessaire coordination MG/spécialistes - en passant pudiquement sur les clauses financières dont elles sont assorties et les risques de dichotomie qu’elles entraînent. Et puis on sera vigilant sur les "reconvocations et auto-prescriptions d’actes" (U.MES.PE, 8/12/96) pour les disciplines cliniques. Qui est visé ?
De toute façon, il faut toujours plus de contrôles, de transparence, d’audits, d’OQN (forme moderne de l’enveloppe), etc. (U.ME.SPE, ib ).
La Nomenclature ? Les psychiatres - le plus faible revenu de l’ensemble des spécialités médicales, généralistes compris - se sont retrouvés piégés dans "l’Offrande fait à Barrot" mise en musique par la CNAM, avec la réactivation d’un vieux cheval de retour : la suppression du K 15 en établissement de soins. Il est vrai que son libellé était obsolète, mais de là à nier la complexité de l’acte psychiatrique, serait-ce en clinique et en série, pour le réduire à "C de surveillance" : salut l’asile ! Il a fallut se battre pendant des mois pour proposer un système cohérent mais susceptible de "produire des économies", sous la pression des Caisses mais aussi de certaines instances syndicales (question de principe: vous aussi, vous devez y aller de votre obole !). A un moment donné, les négociateurs ne savaient plus ou donner de la tête pour savoir qui décidait quoi, manoeuvrait comment, etc... Le SNPP a souligné que, pour les psychiatres, réviser la Nomenclature signifiait avant tout revoir des cotations ridiculement basses et donc source de limitation dans l’accès à certains soins, mais c’était sortir de l’épure...
Quant à la FMC - nouvelle, obligatoire - quelle foire d’empoigne ! Tout le monde s’y met, Ordre, Université, Industrie, Sociétés savantes, Associations, Syndicats, au regard d’un organigramme pour le moins complexe dans lequel chacun essaie d’asseoir sa propre position de pouvoir - et les ressources, directes ou indirectes, qui peuvent en résulter. La position de l’AFPEP est claire : que les praticiens gardent la maîtrise de leurs moyens de formation, tant pour ce qui concerne son contenu, ses modalités que son financement. Mais la concurrence est rude, à l’intérieur même de la discipline - de la production à l’accréditation.
Ainsi, à l’heure de la "pensée unique", la profession se trouve-t-elle divisée, manoeuvrée d’ailleurs plus que manoeuvrière - et cela n’a rien d’innocent du côté du pouvoir qui affecte de savoir où il va et joue (habilement ?) de la carotte (du côté des structures) et du bâton (du côté des praticiens). Le "rêve" de 1980 prend enfin forme aujourd’hui : que le corps médical soit lui même gestionnaire (et politiquement responsable) de la limitation des soins, avec la résurrection transfigurée de feu l’enveloppe globale. Nonobstant cependant ce renvoi de responsabilités, on met en place parallèlement une bureaucratie de plus en plus lourde, dotée de pouvoirs souvent régaliens - et dont on s’est bien gardé de chiffrer le coût au regard des économies qu’on en escompte. Sans parler des investissements sur la pertinence desquels on s’interroge encore, comme un carnet de santé papier périmé dans deux ans mais qui absorbe plus de la moitié des économies générées - en principe - par les coupes pratiquées dans la Nomenclature, ou, encore beaucoup plus onéreux, un programme Sesam-Vitale (la carte à puce) dont le rapport Rozmaryn vient de nous faire savoir le caractère déjà obsolète. Il est ainsi plein de projets en gestation...
On ne peut s’empêcher de comparer tout ce brouhaha à une gigantesque abréaction technocratique surgie au terme de longues années de refoulement - à moins qu’on ne s’abîme dans la vision paranoïaque d’un complot patiemment ourdi depuis quinze - que dis-je, depuis trente ans, depuis certain rapport du CNPF de 1965 prônant la délivrance des entreprises du poids des cotisations sociales. Mais certains préféreront sans doute la perspective stoïcienne du sens de l’histoire sous l’éclairage vertigineux du progrès scientifique et technique imposant inexorablement le recours à la rationalité froide... du rationnement. Sens de l’histoire ? Sous les mêmes auspices, l’Angleterre thatchérienne de la déréglementation sociale s’en retourne joyeusement vers son 19ème siècle ! Mais c’est l’inverse, direz-vous, nous, nous régulons de plus en plus : en êtes-vous si sûrs, n’avez-vous pas l’impression qu’en mettant en place un carcan à la limite de l’absurde, on recherche en définitive l’explosion d’un système qu’on démontrera ingérable pour mieux déboucher... sur le modèle américain, où l’argent redeviendra le seul régulateur ?
1997, l’année de l’apocalypse, pour le système de soins, pour la pratique libérale, pour le primat de la personne sur l’hydre administratif, gardien suborné de "l’Or du Rhin" ? Même pas ! 1997, l’année de la cacophonie, des discordances, des incohérences, des confusions, des doubles discours, en un concert dont le plus enivré des directeurs de l’IRCAM n’aurait pu rêver. L’année du "vilain bruit".
Mais ce désordre tient moins d’une musique aléatoire qu’on pourrait le croire. Il peut avoir pour effet - le chercherait-il ? - de faire perdre leur ligne de chant à tous les pupitres engagés - chef d’orchestre ou pas, c’est une autre affaire... Nous avons, nous psychiatres, psychiatres privés, à soutenir une partition qui ne tient pas qu’à notre seul désir, ou notre seule inconsistance, mais qui s’est écrite selon le contrepoint de réalités psychiques incontournables, de souffrances impérieuses à prendre en charge, de libertés imprescriptibles à sans cesse restaurer. Hier, on nous ignorait, plus fous que nos fous. Aujourd’hui, on ricane ou on s’exaspère sur nos "états d’âme" (quand je pense qu’on prétend en faire une injure !). Demain, nous aurons à maintenir, ostinato, notre musique sans nous laisser déborder par le vacarme ambiant : psychorigidité, désadaptation, rationalisme morbide, idéalisme passionné ? Attendez, je consulte mon DSM... Non, rien n’y est écrit, dans quel axe que ce soit, sur cet étrange syndrome qu’on qualifie parfois d’éthique...
Gérard BLES