Lettre au Dr Clery Melin, chargé de mission auprès du ministre délégué à la Santé
Vous avez sollicité l’avis de l’A.F.P.E.P., concernant l’évolution des différentes structures de la psychiatrie et «nos aspirations dans le domaine qui est le nôtre».
Notre Association se consacre spécifiquement depuis 25 ans à l’étude et la réflexion sur les pratiques privées de la psychiatrie. Elle a participé activement à l’élaboration des différents rapports sur la psychiatrie présentés au cours de cette période, ainsi qu’aux travaux des commissions mises en place à propos des problèmes de cette discipline (pratiques, structures, formation, etc....) en particulier mais pas exclusivement dans le cadre de la Commission des maladies mentales.
C’est dire que votre demande ne saurait, au sens strict, nous prendre au dépourvu. Par contre, le très court délai que vous nous accordez ne nous laisse pas le temps d’actualiser nos propositions dans nos instances et ne nous autorise qu’une réponse écrite nécessairement laconique, des remarques d’orientation en quelque sorte. Mais nous serions tout à fait disposés à vous rencontrer si vous en souhaitiez une explication plus approfondie.
L’importance, sans cesse croissante, de l’exercice privé de la psychiatrie a toujours été passablement méconnue des concepteurs de la politique de santé mentale - comme si l’essentiel de cette discipline était toujours assuré par le Service public. Il est certes normal que l’État se préoccupe en priorité d’assurer ses propres obligations - encore devrait-il le faire en tenant compte des réalités du terrain, en recherchant une harmonisation des équipements et une exploitation optimale des spécificités respectives des opérateurs, plutôt que de s’obstiner dans une démarche solipsiste et trop souvent encore excluante.
Nous ne sommes certes pas demandeurs de directives ou de réglementations qui se borneraient à alourdir bureaucratiquement nos conditions de fonctionnement ou réduire un peu plus des possibilités d’initiative déjà bien limitées en dehors de l’exercice individuel (qui lui-même d’ailleurs et par d’autres biais risque désormais de souffrir à son tour de contraintes réductrices). Nous souhaiterions par contre que soient appréciées à leur juste intérêt l’accessibilité, la souplesse, la disponibilité, la stabilité d’implantation gage de la continuité des soins, la responsabilisation aussi des soignés comme des soignants, toutes caractéristiques qui spécifient notre type d’exercice.
Ces caractéristiques rentrent en ligne de compte non seulement dans la qualité des soins que nous pouvons assurer, mais également pour la place effective que nous occupons dans la perspective d’une prévention authentique en matière de maladies mentales. Notre pratique, non ségrégante, dédramatisée pour ne pas dire banalisée dans son accès, nous permet souvent d’intervenir dans les prémisses même de la crise et avant que ne se constituent des «formes» pathologiques plus lourdes, voire déjà «enkystées».
A cet égard, il nous parait fondamental que soit préservée la liberté d’accès au psychiatre - dans le moment où il est question de limiter cette liberté pour l’ensemble des spécialistes. Cette liberté est liée également au maintien ou au rétablissement de conditions conventionnelles décentes (c’est-à-dire notamment un CNPSY apprécié à sa juste valeur), afin de ne pas instaurer pour le patient de discriminations d’ordre économique dans l’accès aux soins, et corrélativement, de retard dans le recours aux dits soins.
Avant que soient envisagées toutes formes d’évolution dans la pratique, il est primordial que soit soutenue et non pas battue en brèche la qualité de ce qui constitue déjà une réalité efficace.
Au demeurant, et depuis de nombreuses années, nous avons réclamé des aménagements dans le secteur privé afin qu’il puisse participer à la mise en place de «structures alternatives» (les mal nommées dès lors qu’elles se limiteraient à venir se substituer à l’hospitalisation plein temps pour un moindre coût, alors qu’il s’agit en fait de formes novatrices de distribution des soins).
Déjà, pour ce qui concerne les cliniques, celles d’entre elle qui ont choisi de s’orienter vers la psychothérapie institutionnelle, en particulier, mais pas seulement pour la prise en charge des psychotiques, rencontrent toujours nombre d’obstacles, économiques et réglementaires. Quant à celles qui souhaitent constituer un pôle alternatif d’activité (hospitalisation de jour en particulier), elles doivent pour cela satisfaire à des conditions de suppression de lits qui mettent par ailleurs en danger un équilibre de gestion déjà souvent difficile à assurer dans des modalités de fonctionnement «banales». Quant aux possibilités d’articulation avec des appartement thérapeutiques...?!
Mais l’innovation structurelle devrait être aussi accessible aux praticiens libéraux, notamment pour des formes originales de prise en charge collective : une des rares expériences ainsi tentées comme la «Source 94» a été délibérement «cassée» sous le couvert de l’Assurance maladie et sans que l’autorité de tutelle intervienne pour la sauvegarder ! La seule possibilité «d’inventer» nécessiterait au minimum un changement de statut - et encore...
Tout ce qui ne se ramène pas à un schéma strictement «individuel» est ainsi interdit aux libéraux : on en trouve un autre exemple, d’un point de vue différent, en psychiatrie de l’enfant, pour laquelle n’est toujours pas admis l’indispensable abord collectif de la famille, avec ses incidences en temps... et en coût.
Corrélativement, les projets de dissociation au niveau de la pratique entre psychiatrie infanto-juvénile et psychiatrie d’adultes nous paraissent en tous points aberrants.
Et pour rester dans ce domaine, nous devons souligner notre très grave inquiétude devant ce que nous appellerons la dépsychiatrisation du secteur de l’enfance inadaptée, avec la réduction croissante, quantitative et qualitative, de la place du psychiatre (le plus souvent privé) dans les institutions et les projets de modification en ce sens de l’annexe 32.
Les psychiatres libéraux se sentent également disponibles pour participer à ce que l’on nomme aujourd’hui les prises en charge en réseau (toxicomanies, SIDA). Encore faudrait-il en définir les conditions et ne pas leur imposer, là comme ailleurs, un changement de statut.
Ce changement de statut demeure la condition préalable à toute forme de participation des psychiatres libéraux aux actions de service public : sans doute est-ce là difficilement évitable pour des questions réglementaires. Mais il conviendrait que ne leur soient pas réservées des positions de «seconde zone», avec des responsabilités «minorées» (attachât, assistanat) ou un simple rôle de supplétifs (gardes); l’ancienneté et l’expérience dans l’exercice doivent être mieux prises en compte. L’articulation des secteurs public et privé passe certainement par la rencontre et l’intrication des intervenants, mais tout le moins dans des conditions plus équitables et plus harmonieuses. On retrouve ce problème dans le cadre de la participation des psychiatres libéraux aux Commissions départementales de santé mentale où ils sont placés en position numériquement dérisoire et trop souvent moralement «suspecte» dès lors qu’ils souhaitent aborder d’autres questions que celles qui concernent le service public.
Quant à leur articulation avec les services sociaux, ô combien nécessaire pour les patients, elle est trop aléatoire, fonction des bonnes - ou mauvaises - volontés locales. Trop souvent, c’est le praticien lui-même qui doit assurer les tâches sociales pour lesquelles il n’est pas particulièrement formé, pas organisé... et bien entendu pas rémunéré. Nous avions en son temps réclamé, en vain, la reconnaissance d’un «temps social» pour le praticien libéral - mais il suffirait déjà qu’on l’accrédite officiel-lement auprès des services sociaux.
Un certain nombre de ces propositions vous apparaîtront peut-être banales et ne pas mériter particulièrement le qualificatif de novatrices. Mais notre souci commence par la recherche d’une exploitation optimale de notre potentiel, sans altérer les originalités de sa mise en application. Nous souhaitons bien sûr pouvoir innover - mais encore faudrait-il que cela ne constitue pas pour nous une démarche utopique, impossible, propre à démobiliser les énergies...
Un dernier point nous parait devoir être évoqué, non sans paradoxe pour qui nous imaginerait d’abord soucieux de préserver une quelconque «rente de situation» : nous sommes inquiets d’observer la raréfaction de la formation des jeunes psychiatres - voire des conditions de cette formation dans laquelle le relationnel parait tenir de moins en moins de place. Cela pourrait résulter d’une volonté de voir toute une part de la psychiatrie assurée par des non-spécialistes : il nous apparaît que les exigences de ce travail s ‘ accommodent mal de l’amateurisme ou de l’à-peu-près - et cela même si l’on s’en tient strictement aux seuls problèmes d’encadrement économique.
Si l’on veut que la prise en charge de la santé mentale s’améliore encore - et les progrès à accomplir demeurent très importants - priorité doit demeurer à la dimension qualitative des soins.
Dr Jean-Paul GUITTET - Président