L'air du temps

Jean-Jacques Laboutière
Retour au sommaire - BIPP n° 6 - Octobre 1995

Première Université d’été de la C.S.M.F.
Ramatuelle - 22 au 24 septembre 1995

Que faut-il retenir concrètement de ces journées, et en quoi nos pratiques quotidiennes risquent-elles d’être modifiées à court et à moyen terme ? Quel bilan peut-on faire après-coup de cette université d’été ? Je vous livre, pour conclure, mes propres réponses et quelques éléments de réflexion personnelle, qui ne préjugent pas du bilan officiel qui sera publié par la CSMF.


A. Modifications des pratiques

En ce qui concerne la pratique, quelques certitudes semblent d’ores et déjà acquises :

1. Perspectives générales

La maîtrise médicalisée des dépenses de santé n’est pas remise en cause. Le versant “maîtrise” va au contraire s’intensifier et souhaitons que ce ne soit pas trop au détriment de l’aspect “médicalisé”.

Ce développement s’accompagnera d’une révision rapide de la nomenclature.

La place de l’hôpital dans le système sanitaire devrait également se modifier, avec un déplacement de l’activité favorable au secteur libéral.

La formation continue va s’intensifier, jusqu’à devenir obligatoire. On ne parle pas encore d’accréditation, sauf pour le secteur optionnel, dont on ne dit d’ailleurs pas grand chose.

Si le principe de la rémunération à l’acte n’est pas remis en cause, l’idée d’un tiers payant généralisé s’affirme.

L’informatisation des cabinets devient une obligation, en dépit des résistances de la profession. Elle est supposée garantir une plus grande cohérence des informations et faciliter leur transmission entre médecins. Toutefois, au vu des nouvelles contraintes de gestion documentaire auxquelles seront soumis généralistes et spécialistes, certains posaient la question de savoir si ce n’est pas plutôt de secrétaires que d’ordinateurs dont les praticiens auront besoin car, si l’ordinateur est indispensable à maintenir les informations en bon ordre, il faudra du temps pour les saisir, particulièrement celles qui doivent apparaître sous forme codée. Or, il n’apparaît pas que les honoraires seront revalorisés au point de permettre d’engager du personnel supplémentaire. Les médecins sont invités à se regrouper : c’est peut être cette nécessité accrue de secrétariat qui imposera ce mouvement.

Notons enfin que ces modifications de pratique supposent implicitement que deux principes fondamentaux de la pratique médicale soient remis en cause.

D’une part, la notion de “secret partagé” évolue : jusqu’à présent le partage du secret médical se fondait sur l’intérêt du patient. C’est le patient, éclairé par son médecin, qui restait juge de son intérêt de divulguer ou non une information médicale le concernant. La coordination des soins impose de passer à la notion de “secret partagé obligatoire” : dans ce cadre, la vertu n’est plus le silence mais l’exhaustivité de la communication des informations “pertinentes”. Il ne fait pas de doute que nous aurons de nombreux débats autour de cette question du “degré de pertinence” des informations à transmettre, en fonction de leurs destinataires, et il sera très utile que le Conseil de l’Ordre vienne clarifier cette question. Mais, sans en remettre le principe en cause, soyons au moins conscients que nous passons de ce fait d’une éthique médicale à une logique d’assureurs.

D’autre part, nous voyons s’amorcer ce qu’on appelle en droit un “renversement de la charge de la preuve”, d’ailleurs explicitement souhaité par les économistes dans leurs exposés. En cas de pratique atypique, ce sera dorénavant au praticien de faire la preuve que sa pratique se justifie médicalement, et peut-être économiquement, et non plus à la société de prouver que cette pratique ne se justifie pas. En d’autres termes, il n’y a plus de présomption d’innocence, c’est-à-dire, appliquée à la médecine, de présupposition qu’une atypicité de pratique s’explique, a priori, par l’intérêt singulier du patient. Il se peut que ce soit un point de vue réaliste mais il est évident que cela ne pourra que renforcer la technicisation de la médecine.

Indépendamment de la question de leur nécessité économique, observons que la confiscation du droit au secret du patient, de même que l’obligation faite au médecin de pouvoir à tout moment justifier de ses actes, convergent vers une accentuation de la réification du malade. Je redoute fort que ce ne soient pas les recherches en “quantification de la qualité de la subjectivité”; qui nous ont été présentées dans ces journées, qui renversent cette tendance. C’est pourquoi, il me semble qu’une question fondamentale se pose, que je me suis permis d’introduire dans un des débats : “nos patients auront-ils encore le droit de venir nous consulter uniquement parce qu’ils sont malades, ou faudra-t-il désormais qu’ils aient une maladie pour prétendre bénéficier de soins ?” Les confrères ont entendu la nuance, mais elle était inconcevable pour les économistes qui ont traité le propos de “considération psychanalytique hors-sujet”. En quoi il est au moins clair que nous ne parlons pas du même sujet.

2..Le généraliste

La place du généraliste va se modifier considérablement à très court terme : tout patient devra désigner un médecin généraliste.

Ce dernier sera le détenteur du dossier médical du patient et, de fait, le coordinateur des soins, même si le patient garde l’initiative de consulter un spécialiste de son choix.
Outre la centralisation des informations dans le dossier du malade, il devra remplir de nouvelles missions, visant collectivement sa clientèle, et non plus un patient singulier : prévention et épidémiologie. La question de savoir s’il sera rémunéré pour cela n’est pas clairement tranchée.

Enfin, il est invité à reprendre une place prépondérante dans la prise en charge de l’urgence.

3. Le spécialiste

S’il garde le droit de recevoir directement le patient, le spécialiste sera pour sa part soumis à une obligation de rendre compte de chaque acte au généraliste.

L’impact de cette obligation sur la pratique sera très variable selon les spécialités. Cela ne modifiera probablement rien dans la plupart des cas, mais peut radicalement changer les pratiques dans certains domaines.
Ainsi, par exemple, les pédiatres, les gynécologues proposent des soins que le patient peut également trouver auprès de son généraliste : de nouveaux rapports, basés sur des missions plus spécifiques, vont-ils s’établir entre ces spécialistes et le généraliste ?

Qu’en sera-t-il, par ailleurs, des médecins d’exercice particulier comme les homéopathes ou acupuncteurs : vont-ils devenir des spécialistes à part entière ou rester dans le champ de la médecine générale en acceptant de tenir le dossier du patient ?

Et, puisque j’en fais partie, je pense aussi aux psychiatres psychothérapeutes : faudra-t-il rendre compte de chaque séance de thérapie et, surtout, qu’en dire quand on sait qu’il s’en faut de beaucoup pour qu’un mouvement psychologique se dessine à chaque séance ?

B. Qu’a apporté cette université d’été ?

Pour ma part, je pense que ces journées sont un succès au moins sur deux points : tout d’abord, en ce qui concerne la liberté de parole des participants, la qualité des intervenants et la densité de la réflexion; ensuite, dans le fait de pouvoir se rencontrer et parler à bâtons rompus, aussi bien entre représentants de la CSMF de divers départements qu’avec les économistes de santé ou les responsables du ministère et des caisses. C’est surtout cette facilité de converser librement avec ces derniers, dont on ne lit habituellement que les discours officiels, qui m’a paru extrêmement féconde, même si c’est au prix de perdre une certains naïveté quant à la manière dont ils nous considèrent.

En revanche, sans parler d’échec, cette université d’été confronte brutalement à l’inconcevable complexité du problème économique, et fait un peu désespérer des solutions. Il est clair que beaucoup, parmi les économistes, ne croient pas à la réussite de la maîtrise médicalisée des dépenses de santé, même s’ils s’y intéressent du fait de son caractère profondément original. Certains affirment sans hésitation que le seul et unique modèle réaliste est le modèle anglais. Madame Elisabeth Hubert n’a pas caché que le pouvoir n’est pas unanime à la soutenir. Les responsables des caisses, quant à eux, sont finalement peu sortis, en public, du discours officiel. Enfin, il est clair que les collectivités locales ne jouent généralement pas le jeu de l’aide sociale, et se moquent des conséquences de cette négligence sur l’économie de la santé.

En dépit de l’intérêt incontestable des débats et de l’investissement des participants dans la réflexion, il se dégage donc un sentiment diffus d’impuissance. Sentiment d’autant plus amer qu’il faut bien avouer, au risque de ne pas paraître très confraternel, qu’on se rend très vite compte en bavardant avec les collègues dans les couloirs, que les bonnes pratiques médicales sont finalement la règle partout, sauf dans trois régions : Paris, Lyon et Provence-Alpes-Côte d’Azur. Le mode de représentation départemental de ces journées accentuait sans doute cette vision, peut-être un peu radicale, mais il est vrai que l’on ressent nettement une lassitude émanant des départements comparables au notre, d’avoir à payer pour les inconséquences de pratique dans les très grands centres urbains. C’est sans doute une raison supplémentaire d’adhérer, sur le fond, à la politique de maîtrise médicalisée des dépenses de santé.

Jean-Jacques LABOUTIERE
Psychiatre - Mâcon - Saône-et-Loire

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