Chronique : l'idéal du moi (s)
Thémouraz ABDOUCHELI, qui fut de nos pères fondateurs et dont on trouverait grand bénéfice à relire les réflexions qui nous ont enrichi au long des dix premières années de l’AFPEP(1), ironisait un jour sur la tendance que les psychiatres auraient à confondre Idéal du Moi et Moi idéal. Je ne me souviens plus précisément de l’à-propos, mais je crois que la reprise des définitions basiques conserve toute sa saveur à la sentence.
Idéal du Moi : “instance de la personnalité résultant de la convergence du narcissisme (idéalisation du Moi) et des identifications aux parents, à leurs substituts et aux idéaux collectifs… Modèle auquel le sujet cherche à se conformer” (Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse).
Moi idéal : “idéal de toute-puissance narcissique forgé sur le modèle du narcissisme infantile” (Ibidem).
La remarque peut opérer comme une taupe en notre jardin, creuser, miner le sol en le parsemant de petits tumuli dont on n’est jamais sûr qu’ils nous donnent le juste accès au sanctuaire où se blottit l’animal/vérité – d’autant qu’il peut être plusieurs… La métaphore jardinière nous invite donc aux explorations patientes, et à en accepter les déconvenues.
Longtemps j’ai pensé qu’il y avait là quelque allusion à la tendance que nous aurions à proposer de nous-mêmes et de notre activité de psychiatres privés une image par trop embellie, sans brouillage et sans failles – tels que nous nous rêvions en quelque sorte, ou tels que les autres pourraient nous rêver. Une image au regard de laquelle il serait tout à fait impensable que l’on puisse nous contester, refuser quoi que ce soit des raisonnables exigences que nous serions amenés à avancer. Une identification au “Bien faire psychiatrique” pour le moins – dont de surcroît nous définirions nous-mêmes les critères… On pourrait dès lors prétendre que nous ne sommes pas très loin de la “toute-puissance”…
Làs, la réalité n’arrête pas de nous faire déchanter, face à quoi il ne nous resterait plus qu’à adopter une attitude résolument paranoïaque, avec persécuteur (s) externe (s) et tout et tout, ou bien nous réfugier dans une rumination solipsiste au décours de laquelle notre “Moi idéal” risque d’en prendre un coup.
Une porte de sortie subsiste néanmoins : la position dépressive, qui nous amènerait à considérer, coupables, que nous sommes défaillants à satisfaire notre “Idéal du Moi” dont chacun sait les connivences qu’il entretient avec un Surmoi punitif. Il ne nous resterait plus dès lors, châtiés, qu’à subir nos déconvenues dans l’opprobre, quitte à nous réfugier dans quelque obscure retraite (notre cabinet ?) pour échapper aux foudres du Dieu vengeur – solution douteuse quand, internalisé, on promène celui-ci avec soi. “L’œil était dans la tombe…”.
Le problème se simplifierait-il si ce Surmoi venait à se confondre avec une configuration sociale tout aussi punitive qui ne cesserait de nous mettre en accusation au regard d’un Idéal du Moi façonné à coups de serpe économique – pour autant que les idéaux collectifs identificatoires se résumeraient à leur tour aux cliquetis d’une gigantesque machine à calculer ? Et, en fonction des variations d’indices, des fluctuations de la perte, des dépassements du plafond, à partir du pourcentage périodiquement assigné à nos régressions imposées (car de progressions il ne saurait guère être question), s’il fallait en venir désormais à se conformer à “l’Idéal du mois” ? En somme, il suffirait d’introjecter l’instrument comptable (n’est-ce pas ce qu’on nous demande ?) et de laisser notre Surmoi externalisé sévir à chaque erreur d’addition : les coups de bâton, comme chacun sait, font faire l’économie de la culpabilité, ce qui est somme toute bien confortable. Et notre Moi idéal dans tout cela ? Plus de risques de confusion possibles, finie la toute-puissance ! C’est tout l’avantage des systèmes totalitaires (et totalisateurs en l’occurrence…).
J’ai le vague sentiment de murmures désapprobateurs autour de moi : les uns parce qu’on trouve que je malmène les concepts, les autres parce qu’on estime ma conscience civique en voie de décrépitude, d’autres encore parce que les apologues aux allures d’associations libres ne vont rien résoudre des difficultés de l’heure. Ce qui n’empêche pas les uns de tout refuser au nom des principes, les autres de se soumettre à tout au nom du pragmatisme.
Au fond, le plus difficile, c’est le compromis – au nom du principe de réalité ? Renoncer à la toute-puissance, ce n’est jamais qu’admettre un état de fait, aussi douloureux soit-il. Prétendre maintenir en jeu les règles qui donnent consistance et efficacité à notre pratique, ce n’est pas seulement satisfaire aux exigences d’un Idéal du Moi préservé des contagions ambiantes, c’est reconnaître que celui-ci se soutient de la notion du service rendu et de sa qualité. Sans que cela soit d’une prétention outrecuidante, ce n’est ni glorieux, ni confortable, mais cela “donne sens”. Narcissisme et plaisir n’y trouvent peut-être pas leur compte – mais notre Moi y puise une indispensable cohérence, qui n’exclut cependant ni de compréhensibles bouffées d’orgueil, ni d’inévitables défaillances.
Mais l’on peut préférer malgré tout la mensualisation…
Gérard BLES
(1) Il est dans nos ambitions de mettre à la disposition de tous et notamment des plus jeunes d’entre nous l’ensemble des principaux textes qui ont maillé le travail de l’AFPEP depuis 28 ans en réalisant la saisie des numéros de Psychiatries (dont beaucoup sont introuvables) depuis les origines et en les éditant sur CD-Rom avec des index thématique et nominatif : rude mais indispensable projet, ne serait-ce que pour découvrir l’acuité des anticipations qui furent les nôtres au regard des évolutions de la psychiatrie d’aujourd’hui (libérale ou non…)