Les raisons de l'excès de prescription de psychotropes selon le rapport Zarifian (1996)

Jean-Jacques Laboutière
Retour au sommaire - BIPP n° 18 - Septembre 1998

Les résultats de la “Mission générale concernant la prescription et l’utilisation des médicaments psychotropes en France”, publiés en mars 1996 et mieux connus sous le nom de “rapport Zarifian” ont fait et continuent de faire un certain bruit en dénonçant, a-t-on dit, l’excès des prescriptions de psychotropes en France.

Or, nous sommes frappés de constater que de cet énorme document de près de trois cents pages, extrêmement riche, foisonnant de remarques et de propositions souvent pertinentes, on ne ressort toujours que cette seule et unique idée : il y a trop de prescriptions de psychotropes. C’est pourquoi, sans résumer l’intégralité d’un texte trop riche pour le permettre, nous présentons ici les principales raisons invoquées par Édouard Zarifian pour expliquer cet écart de consommation avec nos voisins européens et surtout les principales conclusions qu’il en retire.

Les chiffres des consommations de psychotropes eux mêmes, sur lesquels se sont fondées tant de déclarations politiques depuis la publication de ce rapport, ne seront pas repris ici, non pas qu’ils ne présentent pas d’intérêt, mais Édouard Zarifian lui-même nous invite à ne pas trop en tenir compte. Il suffit de savoir qu’ils établissent de manière incontestable que la consommation de tranquillisants, d’hypnotiques et d’antidépresseurs est effectivement en France considérablement plus élevée que partout ailleurs en Europe.

Édouard Zarifian organise toute son analyse autour d’un constat fondamental : il existe en France une parfaite coïncidence entre le discours universitaire et les discours promotionnels de l’industrie pharmaceutique alors que, dans les pays voisins, le discours académique est généralement beaucoup plus riche, laissant bien plus de place à d’autres stratégies thérapeutiques que la prescription. Cette particularité a pour principale conséquence que la clinique académique, celle là même qui est actuellement enseignée aux étudiants, futurs généralistes ou futurs psychiatres, est totalement d’origine nord-américaine et ne peut, de ce fait, que conduire à la prescription puisque cette clinique a précisément été élaborée à des fins de recherches psychopharmacologiques, hors de toute réflexion psychopathologique.

C’est donc sous une triple responsabilité que Édouard Zarifian place le probable excès de prescriptions d’antidépresseurs et de benzodiazépines observé en France : d’abord celle des discours promotionnels de l’industrie pharmaceutique, puis celle des universitaires, qu’il dénonce non seulement comme défaillants à soutenir un autre discours mais encore comme étant trop soumis à cette industrie, enfin celle des pouvoirs publics, notamment l’Agence du Médicament, qui ne se donnent pas en France les moyens d’échapper à cette convergence de l’industrie et de la psychiatrie universitaire.

S’il juge de grande valeur le travail réalisé par l’ANDEM, il regrette par contre vivement la forme bien trop réductrice des RMO. Bien qu’il se déclare favorable aux durées de traitement les plus courtes possibles, il pense irréaliste certaines restrictions de durée des traitements qui ne prennent absolument pas en compte l’état actuel de centaines de milliers de patients consommateurs réguliers de ces médicaments depuis des années, et donc dépendants.

En fait, l’auteur fait preuve d’une certaine indulgence envers les prescripteurs. Dans le contexte très particulier de notre pays, il estime même que “non formé à la Faculté, uniquement informé ultérieurement par des sources contrôlées par l’industrie, sans références académiques objectives et indépendantes qui pourraient être contradictoires avec des messages promotionnels, soumis aux seules représentations de la promotion – directe ou indirecte –, pressé par la demande de sa clientèle, le médecin est un héros de savoir encore, parfois, résister à la tentation de prescrire systématiquement”.1

Le rapport permet également de découvrir qu’il existe moins de données sur les prescriptions que l’on ne le pourrait croire. Les informations disponibles de la Caisse Nationale d’Assurance Maladie concernent en effet essentiellement le respect des limitations de durée des prescriptions de tranquillisants et d’hypnotiques. Sur un sondage de 127 958 ordonnances réalisé en 1994, il apparaît que cette limitation de durée est respectée dans 78,5 % des cas.

Ces données mettent cependant en évidence que 83 % des prescriptions de benzodiazépines, 70 % des prescriptions d’antidépresseurs émanent de généralistes. Le reste ne serait pratiquement délivrés que par les psychiatres, neurologues et neuropsychiatres (qui ne sont pas distingués). Les autres spécialistes ne prescriraient pas pour plus de 1 à 2 %. Ces chiffres doivent cependant être nuancées du fait que seules sont repérables les prescriptions délivrées en officines, ce qui exclut la plus grande part des prescriptions réalisées dans le secteur hospitalier ou institutionnel.

Enfin, comme nous l’avons souvent exprimé nous-mêmes à l’AFPEP, répondre à la question de savoir s’il existe une éventuelle surconsommation de psychotropes supposerait préalablement de connaître les besoins sanitaires de la population. Or Édouard Zarifian reconnaît que si les résultats de nombreuses études sur les besoins de sanitaires de la population, émanant de diverses sources, lui ont été fournis à l’occasion de son rapport, il n’en retient aucune comme valable.

Toutes ces raisons ont pour conséquence que le traitement psychotrope s’affirme de plus en plus comme le seul traitement efficace en psychiatrie. “Tous les discours aujourd’hui en matière de traitement des troubles psychiques ont tendance à se développer comme si la prescription résumait les soins et comme si aussi bien dans le contexte de l’essai thérapeutique que du cabinet médical elle était à elle seule responsable des effets thérapeutiques constatés”.2 Édouard Zarifian insiste donc sur l’impérieuse nécessité de laisser place à d’autres discours.

Ces discours existent : n’est-ce pas en substance ce qu’affirment inlassablement les psychiatres libéraux ? Ils existent aussi par ailleurs, et l’auteur cite à titre d’exemple un extrait des conclusions du rapport LEGRAIN sur l’usage des benzodiazépines en 1990, rapport pourtant commandité par le Syndicat National de l’Industrie Pharmaceutique. “Comme tout traitement pharmacologique d’un trouble psychique, un traitement à visée anxiolytique ou hypnotique ne peut être qu’un élément de la prise en charge. Il doit se dérouler dans le cadre d’une relation thérapeutique entre médecin et malade. […] La stratégie non médicamenteuse la plus importante et la plus accessible est certainement l’écoute et le soutien psychologique du médecin face à un malade anxieux ou insomniaque. Elle devrait être l’intervention initiale dans tous les cas, et, en l’absence de pathologie sous-jacente avérée, rester la seule dans un grand nombre d’états anxieux et d’insomnies liées à des situations de stress transitoires. Son efficacité a été bien démontrée, même dans les cas pour lesquels le médecin avait envisagé un traitement médicamenteux. Si un traitement médicamenteux s’avère nécessaire du fait d’une symptomatologie grave et invalidante, le soutien garde une grande importance dans le suivi du malade : il facilite la stratégie de traitement médicamenteux court, à posologie minimale et efficace. Une sensibilisation des médecins à l’importance thérapeutique de l’écoute et du soutien psychologique et la valorisation de cet aspect peut être un élément crucial pour l’utilisation plus restreinte des médicaments.”

On ne peut mieux dire, mais, de ce rapport, les pouvoirs publics n’ont gardé que la limitation des durées de prescription des anxiolytiques et des hypnotiques…

Au delà de la question d’un éventuel excès des prescriptions de psychotropes en France, c’est donc essentiellement la pertinence de ces prescriptions que le rapport Zarifian veut questionner. Il ne propose pas de réduire arbitrairement les prescriptions, comme cela a été annoncé de manière fracassante fin juillet dernier, mais recommande de veiller à ce qu’elles s’intègrent bien dans une stratégie globale de soins qui laisse à la dimension relationnelle toute la mesure qui doit être la sienne.

C’est essentiellement cet aspect du rapport, avec lequel nous ne pouvons qu’être d’accord, que nous avons retenus pour appuyer nos propositions aux pouvoirs publics car, encore une fois, et contrairement à ce que les annonces médiatiques en ont toujours laissé entendre, ce n’est pas tant un problème de quantité qui devrait être en cause mais bien un problème de fond sur l’identité de la psychiatrie.

Le rapport Zarifian constitue une condamnation sans appel de la psychiatrie nord-américaine et de ceux qui s’en inspirent en France. Or, étant donnée la faveur que ce rapport semble avoir eu en haut lieu, à en croire les références qui y sont faites de manière répétitive par nos dirigeants, il est important que nous soyons tous bien conscients qu’il défend une idée de la psychiatrie aux antipodes de ce modèle, et insiste sur un retour à la clinique telle que la conçoivent l’immense majorité des psychiatres libéraux.

Jean-Jacques LABOUTIÈRE

NB : Une analyse plus complète de ce rapport est disponible sur demande au siège du Syndicat pour ceux que cela intéresserait.


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