Chronique : assurances...

Gérard Bles
Retour au sommaire - BIPP n° 12 - Avril 1997

Au fond, cela me rassure...

Cela me rassure que l’élégante Madame Guigou, femme de gauche, déplore au nom du parti socialiste (Quot. du Méd., 25/3/97) que le plan Juppé n’ait pas été efficace, regrettant le retard pris dans la mise en place des outils Évin-Teulade, l’informatisation, le carnet, le codage ou les RMO, mais déplorant aussi les rigueurs imposées à l’hôpital public, pour elle priorité essentielle, tout en proposant généralisation du tiers-payant et dégagement de moyens pour améliorer le remboursement des frais dentaires et lunetiers...

Cela me rassure que le distingué Monsieur Chamard, homme de droite, propose un numerus clausus à l’installation via le conventionnement (ib.) après avoir opposé le serment d’Hippocrate aux médecins qui prétendraient s’arrêter de soigner pour ne pas outrepasser leurs quotas...

Cela me rassure que le benoît Monsieur Barrot, la main sur le coeur, refuse de revenir sur une réforme "votée, acceptée (!) par les français, négociée (!!) pendant plus de dix huit mois avec les professions médicales" (ib.) et s’indigne à la simple idée que le Gouvernement puisse interférer dans un accord conventionnel du seul ressort des Caisses et des Syndicats médicaux représentatifs (!!!), même s’ils ont manqué d’imagination (!!!!) pour ce qui concerne les critères d’individualisation des reversements (un ratio du nombre d’actes par patient par exemple...) (Le Figaro, 29/30 mars 97). Il a quand même songé à améliorer le sort des internes (mise en place d’un groupe de travail...) et a suggéré qu’on ne procède pas à des retenues pour jours de grève : il a tout compris, on n’en attendait pas moins...

Cela me rassure que les Assurances et autres Banques, expertes reconnues en placements fructueux et qui savent bien, elles, éviter les "trous", meurent d’envie de privatiser la couverture des soins et d’organiser réseaux et filières.

Cela me rassure parce que tout ce beau monde, intelligent, lucide et responsable, manipule joyeusement contradictions, contre-vérités, dénégations et non-dit, absurdités et démagogie - ce qui tendrait à prouver, puisqu’ils ont l’air si sincères dans le premier degré, qu’ils ont eux aussi un inconscient, qu’ils subissent eux aussi la loi du désir - et, soit dit en passant, que nous aurons toujours, nous, psychiatres, de quoi nous occuper...

Cela me rassure - mais cela m’inquiète quand même. Parce qu’ils nous gouvernent, ces braves gens, et qu’ils pourraient bien à la longue parvenir à leurs fins. Tendre à satisfaire harmonieusement les besoins de santé ? Oh ! non... Mais convaincre les malades qu’ils abusent, les médecins qu’ils truquent, les bureaucrates que l’heure du pouvoir est enfin arrivée. Faire honte aux praticiens, les décourager de se battre pour des motifs aussi futiles, aussi égoïstes, aussi "corporatistes" que le souci de leur indépendance, de leur liberté de jugement, de leur droit de préserver les secrets qui leur sont confiés, de contester les dogmes du jour ou d’inventorier les voies de demain - et, pourquoi pas, d’exercer leur profession dans des conditions matérielles décentes...

Mais à nouveau, je me rassure. Parce que les pavés de Paris, arpentés trois fois en dix jours, sont beaux quand on accompagne une jeune génération qui a très vite accédé au véritable enjeu de sa propre révolte et débusqué le pièges des concessions ponctuelles : ce n’est pas parce qu’un système ne s’applique qu’à retardement qu’il en devient moins redoutable (ce que l’on avait déjà tenté de nous faire avaler en d’autres temps). Ce qui est en question, au delà même d’une politique, c’est un choix de société dans ses priorités et ses libertés...

Ce qui me rassurerait aussi, c’est que nous gardions la maîtrise de notre travail et de l’approfondissement, personnel et collectif, qu’il nous impose (notre formation continue en d’autres termes). Ca n’a l’air de rien, cette indépendance-là, mais l’homme, serait-il médecin ou psychiatre, est un animal conditionnable, oh ! combien...

Ce qui me rassurerait encore, c’est que nous gardions notre capacité d’indignation et de mobilisation dans ce combat que l’on voudrait bien nous faire croire perdu d’avance : il est tant de soumissions "réalistes" que l’histoire nous rappelle impardonnables...

Prendre des risques, c’est au fond, peut-être, une bonne manière d’assurer...

Gérard BLES


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