Y voir clair

Patrice Charbit
Retour au sommaire - BIPP n° 34 - Décembre 2002

Aux Journées d'Avignon des psychiatres tunisiens nous ont honorés de leur présence et de leur intérêt pour nos débats. L'un d'eux, un jeune collègue, a pu témoigner de sa récente installation de psychiatre libéral dans une région d'une cinquantaine de milliers d'habitants au sein de laquelle il doit construire sa place de toutes pièces. Quasi seul, il s'agit pour lui d'introduire le discours psychiatrique là où une forte tradition, un savoir-faire séculaire occupent, entre autres, le champ du soin et de la réflexion. La demande est là, depuis toujours. Elle a su inciter à l'organisation, au fil du temps et des influences, d'un réseau de marabouts, de guérisseurs, de religieux, de médecins, d'infirmiers, de familles, de clans qui apportent au sujet questionnant et souffrant un certain type de réponse.

C'est dans ce contexte que notre courageux collègue, influencé par l'Occident, essaye d'implanter un discours nouveau, marqué de scientificité. Conscient de l'enjeu, il n'entre pas en conflit ouvert avec les structures existantes. Ce serait brûler des bibliothèques, détruire un réel savoir faire que de vouloir les faire disparaître mais de plus cela réclamerait une dépense d'énergie colossale qui l'épuiserait bien vite. Il cherche à marquer les esprits par la qualité de ses résultats, à asseoir sa fonction dans le long terme comme une alternative. Son ambition est donc dépendante de sa détermination. Visiblement elle ne manque pas. Il nous a conté la particularité du statut du langage dans sa tradition et comment "payer pour parler" peut entraîner une petite révolution ethnologique. Il se sert de l'argent comme d'un signe. En effet, faire payer très cher une consultation (de l'ordre de 100 euros toutes proportions réunies) lui permet de marquer le caractère exceptionnel de cet acte, d'en indiquer la valeur, là où parler est du registre de l'échange. Il indique la présence d'une valeur ajoutée dans le passage du dire à la parole.

Sa situation, à l'inverse de la nôtre qui ne semble plus dans un processus expansif, rappelle la position des psychiatres français au XIXème siècle. Dans son très beau livre "Consoler et classifier - L'essor de la Psychiatrie française" Jan Goldstein nous décrit la professionnalisation des psychiatres. Paru en 1987 aux États-Unis, il a été traduit en français en 1997 dans la collection des "Empêcheurs de penser en rond". Les démonstrations et conclusions de Jan Goldstein sont sans concession et c'est peut-être ce qui explique le délai de traduction. Mais dix ans pour un "je n'en veux rien savoir" ne sont sans doute pas si longs que cela.

Faisons donc un peu d'histoire grâce à son éclairage. La médecine en France a été organisée en corporation du XIIIème siècle à la révolution et sa structure ne différait pas de celle des artisans et négociants. Dans certaines villes cela prit la forme de Faculté de Médecine, dans d'autres de Collège de Médecine au pouvoir plus limité. Le modèle étatique se développe à partir des médecins de la Cour, indépendants des corporations, qui aboutirent à la création de la Société Royale de Médecine en 1778, réalisant le "mariage des objectifs et des instruments de l'État absolu avec les objectifs de la pensée des lumières". La Police de la santé et de la salubrité, bien plus respectée par chacun que nos confrères de l'époque, intégra les progrès médicaux et se plaça sous l'autorité de la Société Royale de Médecine. Toutes les parties devaient coopérer partout où la santé publique était menacée. La médicalisation de tout le territoire, le puissant désir de professionnalisation des médecins, le levier de l'État, la "patente" révolutionnaire eurent bientôt raison du système corporatiste. En 1803, (le régime napoléonien "bétonnant l'ordre social" en continuité de l'ancien régime), l'État affirma ses prérogatives et la profession fut organisée dans sa formation, son installation, la surveillance du charlatanisme. Dans ce contexte de prise en main par l'État de l'organisation de la médecine à la Louis XIV ou à la Napoléon, de toute façon à "l'absolutiste", la psychiatrie a su émerger en y joignant les concepts humanistes et pragmatiques qui soutenaient sa démarche. La vision anthropologique où "les rapports du physique et du moral" (Cabanis) devaient amener à une réforme entière de la médecine en en faisant "la suprême science de l'homme", une réciprocité psychophysiologique (un siècle avant Freud) et la spécialisation, jusque-là du domaine des charlatans, qui devait s'affirmer par les progrès scientifiques et la nouvelle nécessité de techniciens, d'hommes spéciaux. Cette spécialisation possible alliée à une vision globale de l'homme permettait la naissance de la psychiatrie.

Sur le plan des institutions, on notera qu'à la politique "du grand renfermement" de l'Hôpital Général de Louis XIV qui y entassait non seulement les fous mais aussi les vagabonds, les mendiants, les invalides et les prostituées... a suivi les Dépôts de mendicité un siècle plus tard qui y ont bien vite ressemblé. C'est pourtant dans ces structures que guérir la folie est apparu comme une possibilité : "certainement pour la frénésie, rarement pour la mélancolie, jamais pour la manie". Les concierges de ces structures, des charlatans au sens où ils n'étaient pas accrédités étaient plus efficaces dans le domaine de la folie que les médecins eux-mêmes, asseyant leur expérience sur l'habitude de vivre au milieu des aliénés, leur fonction s'exerçant jour et nuit. C'est à partir de ce constat et des expériences de Francis Willis en Angleterre que Pinel, notre père à tous, édita son traité sur "le traitement moral".

Mais le plus tranchant restait à faire ; encore fallait-il extirper le diagnostic de folie des mains du tout venant : c'est ce à quoi allait faire parvenir le concept de monomanie.

Une idée fixe et pathologique dans un esprit sain, tel est le nouveau concept d'Esquirol en 1810 et le levier qui allait permettre la conquête d'une partie du domaine des juristes en instillant le médico-légal. Obliger une présence médicale aux procès pour homicides, les psychiatres étant les spécialistes de la monomanie d'homicide correspondait à faire échapper à l'échafaud pour enfermer à l'asile : Monomanie, isolement et traitement moral, voilà qui conduit logiquement à la loi de 1838 dans son droit fil anticlérical (traitement moral contre la prière et la foi ; asile public contre congrégations religieuses). Sur le plan politique, les "libéraux doctrinaires" ("qui avaient un fort air de famille avec les absolutistes de la fin du XVIIIème") devinrent les pivots des gouvernements d'après la révolution de 1830 et virent d'un bon œil un instrument laïc (les lois de 1838) qui sous prétexte de soulager les infirmes allaient leur donner un moyen de maintien de l'ordre social.

Michel Foucault dans son "surveiller et punir" vit dans cette affinité entre "philanthropie et police" le moyen de surveiller le peuple par des micro-pouvoirs (asiles, hôpitaux, prisons, écoles) alors que le macro-pouvoir avait troqué la coercition brute contre un constitutionnalisme adouci. Tout ceci aboutissait à un réseau d'asiles dirigés par des médecins, nommés par le ministère de l'intérieur, révocables par lui, dont l'échelle des salaires était déterminée par lui. (En 1852, une fois les asiles bien engagés, le diagnostic de monomanie chuta brutalement de position privilégiée).

Notre ami tunisien sera certainement intéressé par la suite des événements au cours de la seconde moitié du XIXème siècle.

"Sacralisés" par la loi de 1838, les psychiatres aliénistes allaient pouvoir s'engager vers de nouvelles conquêtes.

D'après les registres d'admission de la Salpétrière et de Bicêtre, 1 % des femmes placées d'office sur la période 1841-1842 étaient étiquetées "hystérique". Elles étaient 20 % en 1882-1883 tandis que les hommes passaient de 0 à 2 %. Le diagnostic d'hystérie allait-il être instrumentalisé comme la monomanie ? C'est qu'entre temps les psychiatres s'étaient emparés du champ du demi-fou à savoir celui des hystériques et des neurasthéniques : "À la frontière de la raison et de la folie que l'on croyait déserte sont enfermés plusieurs millions d'habitants".

Sortir l'hystérie de la délicatesse des classes aisées et affirmer que les classes populaires étaient plus susceptibles d'en souffrir que les autres correspondait à permettre des consultations externes et une psychiatrie privée libérée des lourds investissements d'une "maison de santé"... Le demi-fou, au début du XXème siècle, citoyen ordinaire ne troublant pas l'ordre public, pouvait vivre chez lui tout en faisant des visites périodiques au psychiatre et... permettait l'ouverture du secteur privé à l'aliéniste : "Vous guérirez, disait un médecin à l'une de ses patientes neurasthéniques, dès que vous voudrez abdiquer toute direction personnelle. Ne vous découragez pas, mettez-vous entre les mains de votre médecin, obéissez-lui aveuglément".

Le diagnostic d'hystérie, la nosographie agrandissaient encore une fois le champ de la psychiatrie. L'importance de Charcot dans cette affaire fut sans commune mesure. Il sut transformer l'entité "poubelle" qu'était l'hystérie en une description détaillée et prévisible. Ses salons accueillaient le tout Paris et la IIIème République exploita largement les retombées anticléricales de ses positions (possessions démoniaques, extases mystiques étaient des "manigances" de tout temps du Catholicisme) jouant en cela du positivisme contre la réaction. Les recherches étiologiques et thérapeutiques de Charcot furent bien minces, voire inexistantes. Freud écrivit que Charcot était "non un homme de réflexion mais un homme qui voit" et Jan Goldstein de conclure que le pouvoir de classifier est l'un des pouvoirs sociaux primordiaux.

Les psychiatres du XIXème n'ont pas été des enfants de chœur, pour le moins, mais ils ont su avec détermination asseoir une profession dont la popularité s'est révélée sans pareille et à titre de conclusion il convient de rappeler quelques ingrédients de ce "cocktail" incroyable. Un moment historique de mise en place du "libéralisme" politique, du développement de la science, du positivisme et de l'anticléricalisme. Mais que seraient devenus les psychiatres sans cette collaboration avec l'État (qu'ils exigeaient) et ce fantastique instrument qu'est la classification ? La classification nosographique leur a permis rien de moins que leur existence en tant que spécialiste, la loi de 1838, la création des asiles qui leur sont confiés, la pratique privée, le déplacement de Freud, un intérêt du public qui, de Charcot à Woody Allen, ne s'est plus démenti. Elle est manifestement un pouvoir politique.

Quelques mois avant les États Généraux de la Psychiatrie, nous qui avons été formés au sein du secteur psychiatrique (en voie de démantèlement) pouvons-nous interroger les circonstances actuelles ? Qu'en sera-t-il de nos liens avec l'État si celui-ci diminue nos effectifs, forme nos benjamins dans les CHU sous la houlette des laboratoires pharmaceutiques, investit comme il le fait dans les sciences cognitives ? Quel sera l'ordre social auquel participera une telle psychiatrie ? Quelles sont les circonstances historiques, sociologiques, philosophiques, politiques et surtout entre les mains de qui se trouve de nos jours le pouvoir de classification ?

L'aventure des psychiatres semble de nouveau à un moment clef.

À l'instar de notre collègue tunisien, essayons d'y voir clair.

Patrice CHARBIT


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