Les évaluations dans le secteur médico-social : les indicateurs représentent-ils la seule solution pertinente ?
Dans le secteur médico-social, nous sommes actuellement confrontés à deux tentatives d’évaluation presque simultanées et pour le moment contradictoires :
1°/ en application de la loi du 2 janvier 2002 et de son décret financier du 22 octobre 2003, nous assistons à la mise en place d’indicateurs destinés à moduler de manière plus rationnelle et plus juste l’allocation de ressources aux établissements et services. L’idée est d’apprécier l’activité de ces structures de la façon la plus exacte possible à l’aide d’indicateurs simples et en nombre limité reflétant à la fois, la quantité de travail accompli, mais aussi sa difficulté et sa qualité ;
2°/ parallèlement et en prévision de l’application, maintenant assez proche, de la loi du 11 février 2005 (plus de 80 décrets sont actuellement en cours de concertation), nous commençons à découvrir les organismes et les équipes (notamment la CNSA) qui préparent les référentiels nécessaires à l’évaluation de la compensation du handicap : or celle-ci inclut certes les aides techniques, humaines et animalières, mais aussi les établissements et services ; il n’est pas déraisonnable d’imaginer que cette évaluation ne puisse bientôt concourir à la recherche d’une nouvelle tarification des institutions par l’addition des besoins individuels de compensation des personnes qu’elles accueillent.
La loi du 2 janvier 2002 (dite de rénovation de l’action sociale et médico-sociale), qui “place la personne handicapée au centre du dispositif et les actions entreprises dans une démarche de qualité” a tout naturellement induit la conception des indicateurs qui nous sont présentés dans le premier des deux cadres précédemment cités. En effet, ceux-là ont pour objet de décrire les différentes approches médico-sociales utilisées, d’en dresser une typologie, puis d’analyser en amont les facteurs qui favorisent ou freinent l’amélioration de leur qualité. En effet, la recherche de qualité est ici revendiquée pour apporter un service plus efficace et mieux adapté, mais aussi afin de parvenir à cette même qualité au meilleur coût ; ces concepts ont déjà largement “pénétré” le champ des établissements sanitaires avec la procédure d’accréditation et, par conséquent, il est clair que le secteur médico-social, ne peut rester à l’écart de ce mouvement. Il est dit cependant dans le décret du 22 octobre 2003 que, si l’on peut s’étonner des écarts de prix de revient entre des structures a priori comparables, il ne s’agit pas pour les Pouvoirs publics de tenter d’arriver par le moyen de ces indicateurs à une convergence tarifaire.
Cependant, des inquiétudes demeurent, aussi bien chez les gestionnaires que chez les professionnels : car il n’est pas fait mystère que l’on pourrait parvenir ainsi, plus ou moins directement ou encore en alternative à un usage trop difficile des indicateurs, à une classification qui se voudrait par groupes homogènes de malades et d’ailleurs certains ont déjà proposé tout simplement une tarification par groupes homogènes de handicap.
La quête de qualité dont il vient d’être question et que nul ne peut refuser, serait “objectivée” par la mise en place de “tableaux de bord” d’indicateurs faciles à recueillir et donc renseignés par les établissements et services eux-mêmes. Après avoir été élaborés en concertation avec différents experts et équipes, puis passés au crible d’une diminution de leur nombre et de leur complexité, destinée à simplifier le travail informatique, ils ont été expérimentés sur le terrain par des équipes volontaires en deux phases distinctes :
- Une première phase s’est efforcée de recueillir des informations comptables, la plupart du temps déjà disponibles, structure du budget, nombre d’équivalents temps-plein, qualification et ancienneté du personnel, répartition des bénéficiaires par âge ou par sexe, critères de répartition des types d’activité (prévention, diagnostic, prise en charge), etc. Les arrêtés correspondants sont la plupart du temps déjà parus (durant cet été).
- Une deuxième phase, encore en cours de discussion, porte sur la typologie de la population accueillie, sur le temps de présence effective des salariés, mais aussi sur des informations à propos de la ventilation des activitéspar nature de travail et ne deviendra effective qu’en 2006.
Les indicateurs de première phase, volontiers désignés sous le nom de quantitatifs, renvoient à des statistiques assez larges, portant essentiellement sur des données financières facilement chiffrables, qui permettent d’évaluer globalement l’activité des structures en cause. Les indicateurs de deuxième phase, se veulent plus qualitatifs et voudraient contribuer à affiner les données ci-dessus en introduisant non seulement l’activité, mais aussi sa justification en termes de qualité des services rendus aux personnes, la nature (et le coût) de ces services dépendant alors fortement des besoins spécifiques de telle ou telle catégorie de patients (soins liés à la nature et à la gravité de la maladie et aussi poids du désavantage social qu’elle entraîne et de l’accompagnement qu’il nécessite).
Là encore, on est de nouveau soumis à une simplification des typologies envisagées : confrontée à la nature très différente des soins exigés par un handicapé moteur et un autiste dans un CAMSP par exemple, l’administration souhaite réduire les catégories proposées à l’énumération des grandes catégories du secteur handicap de la DGAS : handicap sensoriel, moteur, mental ou psychique, auxquels est adjointe une classe de multihandicapés ; de même pour les ITEP et probablement les CMPP, on propose les grands titres de l’axe 1 de la CFTMEA. Le réductionnisme de cette procédure est évident et, dans ces conditions, l’exclusion de tout un ensemble de variables personnelles et singulières propres au sujet, enlève toute signification à ce type de catégorisation. En effet, cette démarche ne peut que regrouper les signes qu’il s’agit de critériser et ne parvient finalement à délimiter que des groupes de patients en réalité assez hétérogènes.
Les inévitables comparaisons financières et les calculs de moyenne que l’administration reconnaît être prête à exécuter sur ces bases pour une plus juste répartition des moyens disponibles que tout un chacun appelle de ses vœux, ne seront alors plus du tout représentatifs de la pathologie et encore moins des besoins des personnes. Elles ne pourront donc pas servir à moduler comme il est souhaité l’allocation de ressources en fonction de ces besoins, lesquels seront appréciés de façon assez grossière par des typologies inadaptées et noyés dans la masse et la diversité des cas particuliers accueillis dans les structures.
En fait, il nous semble être en présence de deux méthodologies incompatibles :
- Une méthodologie comptable, fournissant aux établissements et services les moyens de répondre à des besoins collectifs, en fonction d’indicateurs financiers permettant d’évaluer l’activité de ces structures ;
- Une méthodologie d’évaluation des besoins individuels de compensation de chaque personne, incluant le choix de son propre modèle de vie, donc de son désir, et dont à terme l’addition permettra peut-être le financement exact des structures où elle sera éventuellement soignée et/ou hébergée.
Cette incompatibilité provient des préoccupations fort différentes des deux lois : la loi du 11 février 2005 (sur l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées) fait de la personne en situation de handicap sa référence principale, tandis que la loi du 2 janvier 2002 privilégie une approche de l’usager par la structure ou par le système et entre donc en contradiction avec la démarche précédente. À notre avis, il n’est pas inconcevable de marier ces deux approches qui devraient être tout naturellement complémentaires. Mais à l’évidence cela ne peut se faire dans une perspective uniquement comptable car cette dernière accentue l’inadéquation d’une méthode comme celle des indicateurs médico-sociaux, laquelle mélange deux approches en partie antinomiques.
Surtout, cela nécessite au préalable un choix de société : dans quelle mesure la population désire-t-elle l’application stricte de la loi du 11 février 2005 et l’égalisation des chances par la compensation aussi exacte et individuelle que possible du handicap ou, au contraire, souhaite-t-elle une limitation des dépenses de santé, mutualisées par la solidarité, ce que sous-entend l’approche exclusivement comptable de l’allocation de ressources au prorata de l’activité, sans tenir compte des besoins réels du sujet.
Dans cette vision de l’activité, il ne nous apparaît pas que soient prises en compte la complexité, la singularité et la temporalité propres à notre discipline. L’historicité des pathologies, leur évolution dans le temps, la diversité des moments pathologiques sous l’effet de la prise en charge thérapeutique ont été totalement négligés, puisque les typologies simplifiées qui nous sont finalement proposées, tendent à réduire la compréhension des problèmes et donc le traitement et la prise en charge des personnes qui en souffrent, à des causalités linéaires et à des protocoles collectifs, difficilement appropriés à l’individualité de chaque cas.
De plus, au vu de l’évolution actuelle, on peut se demander si ces données ne pourraient pas déboucher sur l’élaboration de procédures thérapeutiques, de protocoles s’attachant aux seuls symptômes, avec à terme, une tarification à la pathologie et/ou à un glissement de la fonction de psychiatre vers une mission d’ordre public et non plus clinique (cf. le récent rapport de l’INSERM). Or, la typologie d’une personne ne peut en aucun cas traduire les besoins de la personne. Il s’agit là d’un décalage irréductible qui invalide tout essai de formation de groupes homogènes nécessitant un type donné de réponse thérapeutique.
Au total, la loi de janvier 2002 est centrée autour de l’usager avec une logique d’allocation de ressources aux structures d’accueil et de soins. Cette approche s’appuie sur des moyennes statistiques pour délimiter des groupes homogènes de population (malades ou handicapés). Alors que la loi de février 2005, définit le droit à une prestation de compensation personnalisée, qui prend en compte les besoins de la personne : singularité d’une réponse à un projet individualisé. Ce bref aperçu montre l’antinomie de ces deux démarches et, sauf à choisir une politique uniquement centrée sur le contrôle des dépenses, souligne l’impossibilité d’une méthode presque exclusivement comptable et statistique pour évaluer de façon rationnelle et juste l’allocation de ressources dans l’état actuel de la question.
En plus de son inadéquation, ce type de démarche dénature totalement la pratique de notre travail institutionnel. Or l’enjeu nous semble important : on ne peut pas laisser mettre en place des grilles simplificatrices et donc réductrices qui, à travers des évaluations et des ratios, vont mettre à distance les vraies questions, apporter une dérive normative dans le secteur médico-social et formater de façon arbitraire et préjudiciable les populations dont nous avons la charge.
Quel supplément de précision pourront donc apporter ces indicateurs de population, issus de classifications assez rudimentaires ? si ce n’est de complexifier encore davantage la procédure engagée et d’alourdir notre travail par une tâche purement administrative qui mobilisera un temps de plus en plus conséquent, eu égard aux disponibilités de soins déjà très étriquées dans le secteur médico-social, surtout pour les psychiatres, quand il y en a.
Par ailleurs, il est vrai que l’utilisation en psychiatrie des indications diagnostiques, relevant de la singularité du sujet, n’est pas sans nous poser un véritable problème éthique : elle nous met dans une alternative plus qu’inconfortable, celle de donner les détails de ce que nous comprenons de la souffrance du patient en trahissant sa confiance, moteur de la cure, ou de le faire entrer de force dans une classification, le réduisant en quelque sorte à un objet de soins. Mais, même en faisant table rase de cette appréhension majoritairement répandue, notre éthique professionnelle nous suggère de ne pas accepter la mise en place des indicateurs tels que l’on essaie de nous les présenter et nous engage à faire connaître les risques de cette procédure.
Enfin, il est faux de croire que, devant ces classifications sur des critères inadéquats, évacuant toute complexité et toute mise en perspective, il n’y a aucune alternative possible. Tant dans l’intérêt des patients que de la profession, il est indispensable de proposer un choix d’études et d’applications compatibles avec l’exercice de notre pratique et permettant également une meilleure compréhension et appréhension de nos actions.
Dans un premier temps, c’est en se référant à une logique d’évaluation des besoins des personnes et à une logique d’adaptation permanente et personnalisée des réponses, que l’on pourra élaborer une approche prenant en compte, de façon très précise et synthétique, l’activité d’une institution ou d’un service en fonction de la complexité des situations qu’il ou elle a rencontrées. Ce qui nécessite de travailler non pas sur des données en amont de l’acte thérapeutique, comme dans le cas des indicateurs médico-sociaux, démarche qui n’apporte que des statistiques très larges et évacue toute approche singulière, mais en aval, à partir du terrain, comme le suggèrent de nombreux experts dans le domaine social, afin de montrer les différentes perspectives, historiques, environnementales, etc., mais aussi la complexité de chaque acte accompli.
C’est donc dans cette analyse des interventions effectuées, suivie d’une synthèse a posteriori, que peut résider selon nous l’évaluation de la pertinence du travail de soin et d’accompagnement effectué au service de la personne. Ceci implique une élaboration sur la manière dont on analyse et on approche les situations, ce qui conduit à une proposition qui nous paraît fondamentale pour toute évaluation dans le champ médico-social : l’observation partagée. Pour nous, cette observation partagée est la seule façon de sortir de la contradiction décrite, en essayant d’apporter des réponses positives au problème d’évaluation posé.
En effet, l’acte d’observer constitue un outil remarquable, qui prend en compte des points de vue, des perceptions différentes, mais ouvre aussi sur les notions de temps, d’espace et de globalité, qui sont indispensables pour que cette observation puisse soutenir une réflexion et un projet de prise en charge. Afin de rendre cette procédure efficace dans le travail social et médico-social, cet acte pose la nécessité de partager les données dès le début et rappelle l’importance de l’échange et du temps. En outre, la méthode décrite induit une motivation nouvelle de chacun dans le projet global. Ce double avantage trouve naturellement son mode opératoire et les formalisations nécessaires dans les éléments qui permettent d’élaborer et de moduler le projet de soin et d’accompagnement sur le suivi d’une évolution, comprise de tous, puisque partagée par tous à partir de l’observation initiale.
Ainsi, en définissant l’observation partagée comme le premier acte réalisé de façon collective, cette approche est la seule qui permette une première formalisation des questions en jeu et l’élaboration d’une représentation collective, qui tente d’en saisir toute la complexité. Il ne faut pas oublier en effet que l’évolution, les changements, la prise en charge, entraînent une remise en jeu permanente des données de l’observation initiale et que, par conséquent, essayer de garder la validité de cette démarche, suppose de prendre en compte la diversité des variables, tout en demeurant dans un travail de proximité, de mobilisation, d’échange et de sens.
Cela permet par exemple la prise en compte des “dimensions de vie”, lesquelles participent au bien-être social, évite les réponses en “filières” et permet aussi de ne pas réduire les personnes à leurs seules difficultés en proposant, pour les comprendre, une grille de lecture réduite et donc faussée. Dans un contexte dit “d’individualisation”, cette méthode, qui fait partager à des professionnels appartenant à des disciplines différentes, des informations utiles à l’élaboration de nouveaux projets, met les participants en position de responsabilité et d’implication et mobilise ainsi chacun dans un projet collectif. À ce sujet, il existe déjà des travaux, des écrits et des propositions concrètes, établies par des responsables et des chercheurs, appartenant au domaine du travail social et médico-social, qui pourraient tout à fait nous servir de référence et de base pour une élaboration plus poussée.
Cette démarche clinique, qui n’est pas nouvelle, pourrait ainsi se conjuguer avec les évaluations quantitatives déjà arrêtées et avec l’appréciation du temps disponible des professionnels engagés dans l’action, pour délimiter une dotation de ressources, qui soit à la fois proche de la réalité des services rendus et des moyens mis en œuvre pour chaque sujet dans le cadre d’une institution. Dans l’évaluation de notre travail, elle permettrait de tenir compte des caractéristiques propres de chaque patient, sans refuser pour autant les incidences inhérentes à l’environnement institutionnel dans lequel nous œuvrons.
Y. CANN, M. MAXIMIN, R. SALBREUX
SNPP, SP-CFE/CGC, SPF.
20 octobre 2005