ADD, vous avez dit "a des dés" ?

Patrice Charbit
Retour au sommaire - BIPP n° 43 - Janvier 2006

« Bonjour docteur, je suis ADD. Mon téléphone est le… »

« Bonjour docteur, je suis le 06._-._-._-._-. ou le 01._-._-._-._-. »

Ces deux entrées en matière, pour le moins singulières, sont énoncées sur un tel mode d’évidence qu’une quelconque tentative d’interrogation serait inutile voire nuisible de prime abord. Les charlatans ont bien fait leur travail et ces patients arrivent convaincus de leur identité « post-moderne » : c’est à ce titre qu’ils entrent en contact avec un psychiatre.

Le premier attend du rendez-vous une prescription de Ritaline censée désarmer l’ADD (Attention Deficit Disorder) à laquelle il s’identifie : « Mon médecin généraliste m’a dit que seul un psychiatre pouvait en prescrire ». Qu’il ne puisse en commander directement sur Internet est considéré comme un archaïsme, d’ailleurs, un de ses amis ne lui a-t-il pas dit qu’il présentait les mêmes symptômes et qu’il devrait suivre le même traitement ?

Il se prête facilement à l’entretien pendant lequel les causes de son anxiété sont très vite abordées, cependant, il termine tout de même en réclamant sa « Ritaline ».

Le second n’a sans doute pas rappelé ou… sous un autre nom…

Si le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant, si « ADD » ou le « 06 » représente le sujet auprès du psy joint au téléphone, nous avons à déjouer la place que l’on nous assigne, seule issue à ce que nos interlocuteurs s’interrogent sur la leur. Non, un entretien n’est pas réglé d’avance et si le transfert s’initie avant même la première rencontre, nous ne pouvons que prendre acte du carcan dans lequel les tutelles tentent de nous enfermer. Tout est fait pour que la consultation soit un balai de « non-dupes », un protocole dans lequel chaque protagoniste joue au mieux une partition réglée en vieux routard de la relation « dealeur-dealant ». Bien entendu, l’argument de vente du produit est dénié et la mise en scène est soutenue par la science. Les technosciences sont la caution utilisée pour aboutir à l’établissement d’un « technnopsy » en lieu et place du sujet supposé savoir. Au diable le transfert, vive la transparence. Telle est la perversion dans laquelle les tutelles veulent nous cantonner.

Nous avons souvent évoqué les nouvelles demandes en psychiatrie ; ces deux courtes vignettes cliniques donnent à penser que le sujet de ces nouvelles demandes n’est pas à ignorer non plus. Leur identification adressée au psychiatre est utilitariste, une logique de consommateur à qui « on ne la fait pas ». Ils s’inscrivent dans le champ social contemporain, dans une logique de protocoles cadenassés qui n’imagine même plus qu’un psy puisse les faire voyager ailleurs.

J’avance que les charlatans ont bien fait leur travail (charlatans au sens du xviiie siècle : des praticiens de la médecine non agréés) au regard de l’assurance de ces patients quant à la recevabilité de leur demande. Du laboratoire pharmaceutique, aux médias, à l’entourage et même au médecin généraliste, la chaîne de transmission est parfaitement rôdée et ne souffre pas d’équivoque.

Le patient arrive mûr pour la prescription et la fréquentation d’un psychiatre chevronné est impuissante à le détourner du conditionnement dont il est l’objet, au décours d’une première rencontre.

Le seul espoir du psychiatre dans cette histoire repose dans la perspective de poser quelques repères qui feront éventuellement revenir le patient, comme les cailloux du « Petit Poucet », si la « Ritaline » qu’un confrère aura prescrite lui laisse l’usage, à Dieu ne plaise, de quelques neurones.

Ce patient était né avec un manque d’amphétamines et ne le savait pas.

Toutes ses erreurs passées, ses souffrances étaient donc dues à cela. Du sujet non-informé, le voilà advenu sujet assurément manqué… de drogue.

Si l’inconscient freudien est un savoir sans sujet, la redistribution bio-technologique fait de notre patient une victime d’une non-information scientifique qui le fait advenir, du fait des techniques de communication, revendiquant d’une prothèse. De la perversion à la paranoïa ou « comment gélifier le sujet ».

Le passage par le médecin ou le spécialiste n’est qu’une étape que la technique pourra bientôt contourner. Votre santé dépend de votre information. Gardez le poste ouvert, le suspense et l’adrénaline n’ont pas fini de couler.

Dans l’opération, le symptôme est verrouillé, n’est plus point d’appel à son analyse et l’inconscient n’a plus qu’à aller voir ailleurs.

L’accès spécifique au psychiatre n’est pas une garantie qui éviterait au patient de s’identifier à un numéro de téléphone ou à un slogan de type « ADD », mais une chance de se situer face à une altérité nouvelle, face à un parcours de vie et non de soins ritualisés… si le psychiatre ne prescrit pas d’emblée de la Ritaline.

En tant que « technopsy-évalué-garanti-par-la-formation-protocolisé », je n’aurai plus le droit d’entendre « a des dés » quand un quidam me parlera de troubles cognitifs formalisés ADD. Ce sont des bibliothèques qui brûlent.

Dans le fil de cette réflexion, un certain rappel au sérieux ne serait sans doute pas inutile. Le témoignage des psychiatres concernant la réalité clinique telle qu’ils la côtoient et non telle que des protocoles la supputent serait de bon aloi.

« Une étude contre les protocoles » qui consisterait à demander aux psychiatres d’exercice privé d’exposer un cas clinique qui leur semble représentatif de leur pratique permettrait un rappel des faits.

Faire écrire des praticiens est peut-être ambitieux, mais ne sont-ils pas les mieux placés pour décrire ce qui se passe dans leur cabinet ? Nous avons à intervenir dans le processus en cours, comment le ferions-nous mieux que de notre place ?

Si un nombre convenable de psychiatres répond à cet appel, décrit un cas clinique qui lui semble significatif suivi d’un bref commentaire, serait alors à disposition un matériel inédit doté d’un poids non négligeable.

Nous vivons un moment historique de la République où l’État manque à sa mission en se cantonnant à un rôle d’arbitre, en ne se situant plus à l’égard de l’intérêt général. « Que chaque camp nomme ses experts, nous appliquerons la volonté de celui qui restera debout » est la devise du nouveau régime. Les péripéties concernant « l’accès spécifique » vont bien dans ce sens et c’est pourquoi le SNPP avait fait part de ses craintes à la presse dès qu’il a été annoncé que des experts avaient été nommés, sans attendre les résultats de leurs travaux.

Il ne s’agit plus d’avoir les arguments les plus justes mais le poids le plus grand et nous sommes 6 000 psychiatres d’exercice privé… ce qui, a priori, n’est pas rien.

Les modalités de cette étude seront exposées dans le prochain numéro du présent bulletin. Alors, à vos plumes !

Patrice CHARBIT
Paris


Retour au sommaire - BIPP n° 43 - Janvier 2006