Chronique : seuls contre tous ?
Les boulets, rouges, blancs ou noirs, continuent à pleuvoir sur les médecins libéraux, assoiffés de gains, profiteurs éhontés du système conventionnel, et de surcroît ignares et irresponsables. Nos plus récents contempteurs : Jean-Michel Bezat dans Le Monde du 28 février 1996 ("Le combat d’arrière garde des médecins libéraux"), Bernard Kouchner ("La dictature médicale", Laffont éd.), Jean de Kervasdoué ("La santé intouchable", Lattès éd.). Un journaliste "social", un médecin "politique et humaniste", un technocrate haut fonctionnaire passé au privé... Quel tribunal ! Le seul "acquittement" auquel vous puissiez prétendre sera celui du surcoût de vos cotisations sociales et des éventuelles pénalités pour votre "mauvaise conduite". (C’est bien parti, même pour les psychiatres, mais oui !)
J.M. Bezat nous accuse de "malhonnêteté intellectuelle" quand nous prétendons "défendre l’intérêt des malades" alors que nous n’aurions jamais rien fait contre la baisse des remboursements, l’accroissement des inégalités sociales, le développement des exclusions. Dans la foulée, liberté de choix et de prescription, colloque singulier, paiement à l’acte, passent à la moulinette. Nous sommes "prisonniers d’une conception archaïque du libéralisme médical" et menons "un combat d’arrière-garde" en privilégiant "une approche individuelle des soins" aux dépens de la santé "capital commun, fonction collective".
L’assaut vient nous toucher au cœur de notre propre argumentation de psychiatres et de psychiatres libéraux : ce qui pourrait conforter l’opinion de ceux d’entre nous qui estiment que notre seule chance de préserver nos spécificités soignantes dans l’avenir serait de nous dissocier d’une "médecine technicienne" qui apparaîtrait prioritairement dans le collimateur et à l’égard de laquelle nous nous sentirions facilement critiques - en travaillant à la mise en place d’un dispositif conventionnel propre à la psychiatrie.
Les informations qui circulent sur le nouveau projet de convention tel que le concocterait la Caisse Nationale d’Assurance Maladie donnent à penser que cette éventualité tactique est désormais à l’ordre du jour puisqu’une réflexion serait ouverte "sur l’opportunité de conventions spécifiques à chaque catégorie de médecins" (Quotidien du Médecin, 7/3/96) .
Si cette solution peut apparaître favorable à certains, il en est d’autres qui sont redoutables, tel le projet d’adhésion conventionnelle individuelle: celle-ci rendrait le praticien beaucoup plus vulnérable, sinon totalement désarmé en face du pouvoir réglementaire et gestionnaire (c’est la perspective d’un tel risque qui, dans les années 60, a contribué à ce que le corps médical s’engage collectivement dans le système conventionnel que nous connaissons). Soumis à une forme ou une autre de plafonnement d’activité, confronté à une opposabilité renforcée des R.M.O. (voire une opposabilité des A.M.M. elles-mêmes, dont la stricte observance serait contrôlée à travers les codages...), menacé de sanctions financières personnelles, quelle marge de liberté et de créativité resterait-il au psychiatre désormais isolé, dont, de surcroît, on serait tenté de remettre en question le travail "relationnel" (comme, parmi d’autres, le soulignait le Pr. Marc Bourgeois en juin 1994 dans le Monde des débats: "on aimerait que... les autres types de prises en charge, en particulier la nébuleuse appelée psychothérapie, fassent l’objet du ministère d’un même souci de rigueur et de contrôle que l’ ‘‘utilisation des psychotropes’’)".
La psychiatrie se retrouve régulièrement "oubliée" dans le débat médico-social conventionnel ou politique. A ce compte, et si l’on ne met pas beaucoup d’acharnement à rappeler son existence, nous passerons d’étranglement à la trappe, "par oubli", dans le vaste mouvement en cours de la médecine libérale. Il nous faut donc inlassablement rappeler notre existence et notre originalité. Mais pouvons-nous prétendre lutter seuls ?
Nous avons choisi jusqu’à présent de nous battre au coude à coude avec l’ensemble des praticiens libéraux quels que soient notre envie ou notre besoin de nous démarquer d’autres pratiques ou notre scepticisme sur l’habileté tactique des représentants de la profession - tout en insistant avec obstination sur nos impératifs tant pratiques qu’éthiques (nos "états d’âme" comme disent en forme de dérision certains hauts responsables syndicaux, alors que s’ils y réfléchissaient bien ces impératifs sont en passe de constituer la seule justification subsistante de l’exercice "libre"...).
Beaucoup d’entre nous cependant s’interrogent désormais sur la nécessité et le bien fondé d’une telle stratégie de solidarité. La question demeure ouverte - et connaître votre opinion nous serait précieux dès à présent, sans même attendre les 11 et 12 mai prochains* où, à la lumière de notre expérience passée et présente, nous débattrons de notre avenir.
Gérard BLES
*25e anniversaire de l’A.F.P.E.P., Paris.