Chronique : one world, one language

Gérard Bles
Retour au sommaire - BIPP n° 10 - Septembre 1996

Tel était l’exergue du Xème Congrès Mondial de Psychiatrie à Madrid.

On peut évidemment l’entendre de bien des manières. Et la glose proposée par les officiels de l’Association Mondiale de Psychiatrie ne s’aventurait pas, en l’ occurrence en affirmant qu’il s’agit "d’étendre notre compréhension envers chacun dans un monde bouleversé par la détresse de la guerre, de la pauvreté et de la maladie" (Harold M. Visotsky, U.S.A, in Programme).

Il n’empêche, la sentence peut faire froid dans le dos. Et je suis sûr de n’être pas le seul à ressentir un malaise certain à son énoncé.

Concrètement d’abord : l’anglais est devenu la seule langue officielle ("de travail") de l’A.M.P. (exeunt français, allemand et espagnol. Nouveaux statuts adoptés le 25-8-96). Langue véhiculaire dira-t’on. L’usage des autres dépendra des circonstances. Mais qui peut soutenir qu’une langue n’affecte pas de son génie propre le développement d’une pensée ? Et qu’elle ne constitue pas en définitive l’outil privilégié d’un certain impérialisme culturel ? Ce n’est pas nouveau remarquerez-vous, puisque par exemple et déjà depuis des années les "bons" auteurs français (ceux qui veulent compter, être lus "dans le monde") publient directement en anglais et qu’il existe même une revue scientifique "française" écrite complètement dans cette langue. Ou que l’essentiel des travaux exploités par l’ANDEM pour élaborer les RMO dans notre discipline sont d’origine anglo-saxonne...

Autre signe de l’évolution : les francophones (qui représentent quand même quelques centaines de millions de personnes dans le monde) n’occupent désormais pratiquement aucune place dans les instances dirigeantes d’une Association mondiale qu’à voulue Henri Ey. Question d’envergure, de personnalité ? Peut-être...

Mais au delà de ces réactions que certains jugeront gallicanes, cocardières, ce qui pourrait inquiéter surtout est ce qui se profile du côté d’une possible pensée unique (concept un peu trop à la mode certes, mais dont justement les États-Unis nous proposent un modèle assez assourdissant...). Une pensée unique dont le D.S.M. serait la Bible et les psychotropes les Saintes Espèces (on ne saurait si bien dire...). La psychiatrie américaine (et, est-ce fortuit, l’A.M.P. elle-même) apparaît de plus en plus scientiste, biologisante, pharmacologisante. Je n’ai pas établi de statistiques sur la teneur des communications à Madrid, mais déjà à Vienne, à Athènes... Et le poids des "majors" industrielles sur les contenus - et sur les fréquentations, 8000 participants à Madrid - est de plus en plus évident.

Le même Harold Visotsky parlait dans le programme des "maladies neuro-biologiques graves comme la schizophrénie et les désordres maniaco-dépressifs"...

Point n’est question de nier les avancées neuro-biologiques fondamentales (désormais fondamentalistes ?) dans notre discipline. Mais est-ce d’une psychiatrie polarisée, monocolore, que nos patients ont besoin - est-ce d’un seul et unique instrument dont nous avons besoin dans notre pratique quotidienne ?

Lors du XXV° Anniversaire de l’A.F.P.E.P., face à l’avenir, nous nous sommes employés à secouer d’autres hégémonies : est-ce pour retomber demain, définitivement, sous un joug d’autant plus contraignant qu’il se parerait des alibis de la science et d’un quelconque "universalisme" ?

Gérard BLES


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