Correspondance

Retour au sommaire - BIPP n° 10 - Septembre 1996

Cette rubrique - la vôtre - doit permettre à chacun d’exprimer son jugement et son témoignage sur les problèmes du jour, grands et petits, à la lumière de sa réflexion et de sa pratique. En précisant qu’il s’agit d’un espace de dialogue : commentaires et répliques autorisés - souhaités...

COLÈRE

Le plan Juppé apparaît, à la lumière des dernières ordonnances, comme une entreprise de destruction de notre système de soins «à la française» que beaucoup nous envient. En effet, le contrat que les médecins devront signer avec la Sécurité sociale et l’État pour que leurs patients puissent bénéficier de l’assurance maladie est tellement contraire à la déontologie, et tellement contraignant matériellement que ce contrat ne peut être fait que pour décourager les médecins d’y souscrire. Il s’ensuivra inévitablement :

1° L’émergence d’une médecine de qualité certes, respectueuse des fondements déontologiques de la pratique certes, mais non conventionnée et donc inaccessible aux peu fortunés.

2° L’ouverture de contrats un peu moins contraignants sans doute, au moins à première vue, mais dans des filières de soins inféodées aux assurances privées et aux laboratoires.

J’accuse le Président de la République Jacques Chirac qui, au mépris de ses promesses et de sa fonction, garante des institutions françaises et des grands principes de notre société - Liberté, Égalité, Fraternité - a laissé se décider par ordonnances un changement radical des règles de couverture sociale et de l’organisation des soins.

Je constate l’inconséquence de Mesdames et Messieurs les députés qui ont rendu possible les ordonnances et ont ainsi privé la France d’un débat fondamental sur un pan essentiel d’une choix de société.

J’accuse Messieurs Alain Juppé, Jacques Barrot et Hervé Gaymard qui, au nom du gouvernement, ont systématiquement endormi nos préventions en occultant les conséquences réelles à moyen terme de leurs décisions. Ce serait faire injure à leur sens politique que de penser qu’ils n’en avaient pas la moindre idée.

Je constate l’aveuglement du syndicat CFDT qui n’a pas su flairer la tromperie qui consiste à assainir les revenus et l’équilibre d’une Sécurité sociale qui ne sera bientôt qu’un recours au rabais pour les seuls déshérités.

J’accuse de corporatisme borné le syndicat MG-France qui, sous couvert de promouvoir la posi-tion des généralistes, a gravement favorisé la réforme dont leurs patients et eux-mêmes seront les premières victimes. En militant pour la mise en place de filières de soins, il ouvre la porte à l’inféodation des médecins et leurs patients à des financeurs extérieurs à la profession comme les assurances privées.

Je constate l’incroyable naïveté de la Confédé-ration des Syndicats Médicaux Français qui, en s’engageant dans ce qu’on a appelé la maîtrise médicalisée des dépenses de santé, a fait le lit des procédures de la réforme et du matraquage médiatique auquel un certain nombre de journalistes se sont prêtés désignant comme boucs émissaires les médecins soi-disant responsables des difficultés de la Sécurité sociale, et a ainsi grandement facilité le projet machiavélique du gouvernement.

J’accuse enfin le Conseil National de l’Ordre des Médecins de réagir aussi mollement alors que les grands principes de la déontologie sont ainsi bafoués. En effet aucun médecin ne doit pouvoir signer un contrat qui foule aux pieds non seulement le secret médical, mais aussi l’autorité professionnelle devant la liberté et la responsabilité de la prescription comme de la formation, sauf à devenir un officier de santé, et encore...

Un psychiatre

RAPPEL À L’ORDRE

au président de mon Conseil départemental de l’Ordre des Médecins

Monsieur le Président,

Les nouvelles dispositions ministérielles concernant les budgets de santé me conduisent à vous adresser la présente:

Les ordonnances parues récemment soumettent les médecins à un encadrement budgétaire extrêmement strict. Par ailleurs, le Serment d’Hippocrate nous fait obligation, en tant que médecin, de ne pas nous dérober à une demande de soins quelle qu’elle soit et de traiter nos patients au mieux. Il m’apparaît donc clairement que l’exercice médical en France est dorénavant écartelé entre deux instances :

1) l’une, éthique, concernant l’exercice de notre profession dans sa dimension de soin au patient;

2) l’autre, sociale et même civique, faisant obligation à tout citoyen de ne pas compromettre le budget de l’État.

Tout médecin en France me semble donc pris dans cette contradiction et obligé de choisir. Pour des raisons évidentes de civisme, mais aussi parce que j’exerce ma profession en principe pour pouvoir subvenir à mes besoins ainsi qu’à ceux de ma famille, il me parait impensable de continuer à obéir à certains des articles du Serment d’Hippocrate.

Le but de la présente est donc de vous demander s’il est envisageable de délier les médecins des dispositions «antisociales» de cette importante ligne de conduite éthique de notre profession, de manière à ne pas risquer de nous trouver en contradiction avec la marche du «char» de l’État.

Je vous remercie d’avance de bien vouloir m’apporter une réponse qui m’éclairera certainement.

Y. KAUFMANT, PH

DES BONS USAGES

(A propos d’un questionnaire «comminatoire» des Caisses sur les qualifications)

à monsieur le Directeur (de la Caisse départementale)

(...) Vous donnez à votre texte une allure juridique impeccable, sous l’égide d’un arrêté dont nous n’avons pas à douter qu’il existe, et que votre citation est fidèle. Vous y ajoutez des exigences tyranniques.

Une procédure réglementaire doit se dérouler selon un protocole limpide, et votre position exige de vous que vous assuriez la régularité de ces protocoles sans rien ajouter ni retrancher de votre cru.

Vous ne pouvez vous effacer derrière l’écran de simple exécutant, sous le motif que votre hiérarchie vous aurait dit de faire ceci ou cela.

D’où vous vient l’autorité et le pouvoir de la menace concrète du dernier paragraphe : «... une absence de réponse... conduira à vous inscrire d’office...» ?

Vous n’avez pas le droit d’inquiéter des praticiens par des intimidations qui touchent à leurs moyens d’existence. Il est vrai que cette méthode éprouvée a donné d’excellents résultats pour le maintien de l’ordre, mais s’est révélée catastrophique pour les personnes qui les ont subies et léthales pour les institutions. Vaclav Havel et Hannah Arendt en ont donné une analyse lumineuse.

Quand bien même les politiques auraient fait un choix autoritaire, vous usurpez une place qui n’est pas la votre en inventant vos propres procédures.

Votre façon de pratiquer laisse planer le doute sur les écrits émanant d’une institution dont il ne faut pas douter de la légitimité. Il n’est plus possible ensuite de faire la part entre une maladresse, un manque de tact, une erreur formelle, une dérive bureaucratique, un excès de zèle, une faute, ou une volonté de gêner.

Vous induisez une réaction de méfiance, et vous avez beau jeu de jouer les magnanimes, lorsque votre mauvaise action est découverte. On parle de sanctions pour les médecins indociles, mais rien pour le partenaire/adversaire pour qui tous les coups seraient permis ? Vous ne courez aucun risque dans vos moyens d’exercice.

Sur le fond, en une ligne : La question des Spécialistes est de la compétence exclusive du Conseil de l’Ordre. Il n’y a qu’une seule qualification en psychiatrie.

Jacques BARBIER

RACISME ET MÉDECINE

J’exerce la psychiatrie à Strasbourg, et comme chaque citoyen j’ai pu consulter les tracts des candidats aux dernières élections municipales. Je me suis rendu compte que la liste locale du Front National comptait trois médecins, (...).
Je suis hostile aux thèses du Front National, vigilant face à la banalisation du racisme, de la xénophobie et de l’ostracisme, la présence de médecins sur ces listes me pose question au plan civique et au plan déontologique. De surcroît, le contenu du tract du Docteur N. à X. fait référence à la défense de «notre identité nationale», au concept de «préférence nationale» et stigmatise, je cite, «les différents appels au civisme lancés par les associations immigrées pour pousser les «beurs» vers les urnes (qui) privilégient la propagande religieuse au détriment de l’intégration». Par ailleurs, on retrouve les classiques arguments de la chasse au travail au noir, du projet de mettre un terme au regroupement familial et la dénonciation du fait que plus de 60 % des immigrés seraient au chômage.
Je suis très choqué par le concept d’identité nationale car, dès lors que l’on essaye de le définir, on prend conscience que ce concept, loin de renvoyer à une communauté déontologique ou éthique, peut déraper en fonction du projet idéologique de son défenseur vers la mise sur pied d’une communauté de valeurs historiques, culturelles, éthiques, de langage ou des évidences. Je suis curieux et inquiet de savoir jusqu’où les citoyens français pourraient se reconnaître dans cette identité et le sort qui sera réservé à ceux qui en seraient exclus tout en ayant néanmoins la nationalité française ? De même, la «préférence nationale» laisse entendre que les patrons français doivent privilégier l’embauche des français au détriment des immigrés ou des «beurs» et là, autre dérapage qui amalgame ces «beurs» à des non-nationaux, malgré leur citoyenneté. Or, on sait bien que même si les étrangers «rentraient chez eux» le chômage ne baisserait pas. En effet, entre 1974 et 1982 le nombre des demandeurs d’emploi est passé de 400.000 à 3 millions alors que le nombre des immigrés est resté quasiment stable durant cet intervalle.
Enfin, le tract affirme «ostentatoirement» que la France compte plus d’un million de RMistes, «surtout des étrangers». De surcroît, le fait que pour le F.N. de s’opposer au regroupement familial ou de stigmatiser les associations de «beurs» qui ne pourraient agir que d’une manière anti-civique, participe d’une hostilité à un souhait d’intégration auquel rien ne s’opposera si on laisse aux immigrés d’origine africaine ou nord-africaine le temps de le faire, à savoir comme tout étranger «normal», quelques générations. Voyez le cursus des intégrés célèbres d’origine italienne ou polonaise qui ont constitué les régiments glorieux de nos équipes de football (Kopa ou Platini), par exemple.
De plus il semble évident que le regroupement familial participe d’un équilibre psycho-socio-somatique de base qu’aucun médecin ne peut contester.
Je tente de rendre attentifs mes confrères au fait que certaines positions du F.N., notamment à travers les propositions de Bruno Mégret, peuvent constituer les prémices d’un type de structuration de la société sur un mode potentiellement hygiéniste avec comme conséquence la mise en place de groupes sociaux
compartimentés : les «folles», les «sidaïques», les «beurs»,... Même si chaque représentant du F.N., individuellement, n’exprimera jamais en public un discours ouvertement raciste appelant à l’exclusion de certaines catégories de citoyens, certaines propositions du F.N. ou certaines déclarations de ses dirigeants conduisent àconstater que pour le moins les «beurs» ou les «immigrés non européens» sont perçus avec une énorme suspicion comme si, et le F.N. ne perd jamais l’occasion de faire le lien, l’insécurité, la drogue, le chômage pouvaient être attribués à ces groupes de personnes.
On objectera que les confrères du F.N. ne refuseront jamais de soigner le tout venant qui frappe à sa porte et je suis prêt à le croire. Cependant mon objection est que ce n’est pas la qualité de praticien de ces confrères qui est mise en cause, mais le rapport implicite à la déontologie. C’est la dimension symbolique qui est questionnée, à savoir l’éthique d’un homme, l’éthique d’un groupe professionnel, l’éthique d’un pays. En effet, je considère que tant que les hommes nieront l’appartenance d’un seul homme à l’espèce humaine ou à la communauté des citoyens, alors nous courrons le risque que ces hommes-là soient prêts à détruire l’humanité entière au nom de la pureté de leur groupe, de la peur du métissage ou de la «préférence nationale».
De plus, à partir du moment où l’on stigmatise un groupe social arbitrairement sur la couleur, l’origine géographique, l’odeur, le revenu économique, le taux d’invalidité, la masse lexicale, pourquoi pas l’implantation des dents, le profil morphologique et demain le caryotype, si un groupe donc est stigmatisé, qui empêchera que n’importe quel autre groupe défini «scien-tifiquement» le soit à son tour, plus tard, surtout si la question du chômage ou de l’insécurité n’est pas réglée.
Je questionne donc l’intention «de remettre en cause une législation de préférence étrangère» (sic), la contestation des naturalisations accordées depuis 1974 et le retour des chômeurs (en situation régulière) en fin de droit. Je demande aux médecins appartenant au F.N. de nous dire ce qu’il adviendrait de nos confrères se trouvant dans une de ces situations.Je considère que le médecin a une fonction privilégiée à pouvoir être le dépositaire des états d’âme, de la subjectivité, de la créativité, de l’expression de la faillibilité de son prochain : le regard de l’autre n’oblige-t-il pas, comme l’évoquait Levinas ? Privilège qui génère en ce qui me concerne beaucoup d’angoisse car en tant que médecin on est toujours partagé entre le sentiment d’incapacité devant la perpétuation de la souffrance de son patient et la tentation de toute puissance attachée à notre intervention. On apprend, ou plutôt on essaye d’apprendre, à accepter malgré sa sincérité, son engagement, que l’autre puisse parfois continuer à souffrir, même si l’on fait son possible pour l’aider à trouver les moyens de l’apaisement. On accepte d’être une sorte de compagnon de route sur le chemin de la vie, de «l’être au monde». On accepte de ne pas faire taire son patient. Ce faisant, je considère que nous avons une responsabilité civique et spirituelle. Compte tenu du fait d’avoir peut-être une plus grande sensibilité à différentes formes d’expression de la souffrance humaine, on peut essayer d’acquérir une plus grande capacité de discerner la différence que porte chaque individu en lui-même et d’accepter que cette différence psychologique et physique avec ses conséquences socio-politiques, loin de constituer un danger, est incontournable et que plutôt que de la mettre en marge, on peut essayer de s’en nourrir par la confrontation dans notre cadre laïc et pas nécessairement par l’intégration ou l’assi-milation brutale. Évidemment , aucun médecin ne fera taire la douleur que chaque homme porte en lui et je me demande si les extrémistes de tout bord, droite ou gauche, ne sont pas des gens qui par une position dogmatique et autoritaire visent à réduire peu ou prou le désarroi qui les ronge.

Les médecins devraient lire et méditer L’exter-mination douce du Docteur Max Lafont qui fait référence à la mort de plus de 40.000 malades mentaux dans les asiles français durant la seconde guerre mondiale, par réduction volontaire des rations alimentaires.
Il est également important de se replonger dans Science nazie - science de la mort de Muller-Hill qui rappelle douloureusement la participation des psychiatres au programme d’extermination et d’expérimentation des nazis et l’absence de protestations de l’ensemble de la corporation.

Georges FEDERMANN


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