Grève sur ordonnances

Etienne Roueff
Retour au sommaire - BIPP n° 10 - Septembre 1996

Nous étions en avril 1996. Le 24, les Ordonnances devaient être entérinées par le gouvernement et le même jour, nous allions faire grève. Pourquoi ?

Au-delà des taxations-sanctions des médecins en 1996, les culpabilisant et les montrant du doigt, il y a changement du système de soins : la façon de soigner et d’honorer les médecins est totalement modifiée. Qu’on en juge :
- maîtrise comptable = limitation de l’offre de soins
- RMO = obligation progressive d’utiliser certaines procédures thérapeutiques
- FMC obligatoire sous contrôle de l’État = formation des médecins selon les critères purement économiques
- début des filières de soins = limitation de
la liberté de choix des médecins par les patients
- informatisation des cabinets médicaux et codages = danger d’atteinte du secret médical (de même, contrôle facilité de l’activité des médecins et de l’état de santé de la population), tiers payant généralisé.

Pour la psychiatrie libérale, des questions simples et graves se posent : qu’en est-il du patient ? Il est le centre de notre action professionnelle, et, n’en doutons pas, le principal intéressé par ce changement politique de l’exercice libéral de la médecine.

1) Quand l’offre de soins se tarit (très peu de psychiatres s’installent désormais; il y en a de moins en moins de formés) et que la demande de soins psychiatriques s’accroît, que deviennent les demandes de soins qui obligent les psychiatres à dépasser l’objectif de taux d’augmentation des dépenses de santé, prévu à 2,1 % cette année ? Y aura-t-il modulation possible de ce taux selon un facteur «accroissement des demandes» ou «augmentation de la morbidité psychiatrique» ? Qui en décidera, sur quels critères ? Sinon, que ferons-nous des patients demandant de l’aide : renvoi à l’hôpital, lui aussi déjà surchargé ? Ou bien nous demande-t-on de travailler gratuitement, puisque le trop perçu d’honoraires devra être remboursé ?

2) Les psychiatres se sont toujours formés : ils n’ont pas attendu que l’État les y oblige. Mais ils ont de fortes craintes sur l’ «obligatoire» d’une formation : pour faire des économies ou pour mieux travailler ? Formation faite par des hospitalo-universitaires qui souvent ne voient pas les mêmes patients et ont des missions différentes et complémentaires de la psychiatrie libérale - ou bien formation faite par des psychiatres libéraux expérimentés choisis et subventionnés par qui ? Les psychiatres libéraux seront-ils chargés de former leurs confrères généralistes et autres à une meilleure approche diagnostique et relationnelle du fait psychiatrique ?

3) Les RMO, si elles se généralisent, font fi de la singularité de chaque patient, surtout en psychiatrie. Deviendront-elles de plus en plus astreignantes ? Aurons-nous en tant que psychiatres libéraux la possibilité de les modifier, de nous y opposer ?

4) Quant au secret (dossier médical), au paiement à l’acte et autres «états-d’âme», rappelons aujourd’hui la grande inquiétude pour la liberté de chacun que ces mesures contiennent.
Alors, oui, nous avons fait grève des cabinets médicaux le 24 avril : sans illusion... mais puisque c’est le seul moyen de se faire entendre, de dire ce qui est tu : la médecine libérale est totalement transformée par ces ordonnances. Ce qui caractérisait la médecine française, et plus particulièrement sa branche psychiatrique : l’indissoluble nouage de la liberté du patient avec celle du praticien, se délite à travers cette réforme. De plus, nous sommes très inquiets de ce qui, à l’horizon de quelques années, peut se passer si les médecins et les patients ne résistent pas : une régression du soin en France, une diminution de la liberté et du plaisir de vivre pour nos concitoyens. Cela, nous ne pouvons pas y souscrire.

Étienne ROUEFF

Nous sommes le 10 septembre, 5 mois ont passé. Ce jour, la CNAM devrait décider des «économies de 5 milliards» en attaquant en particulier la nomenclature des cardiologues, des gastro-entérologues, des biologistes (suppression ou abaissement des cotations) et celle des psychiatres, au moins en clinique (le K 15). En tout arbitraire, sans concertation. Et on peut craindre que ce ne soit qu’un début...

Le texte ci-dessus - et l’acte de grève évoqué ? - est donc toujours et encore d’actualité. La lutte de résistance doit continuer...


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