De l'information à la recherche

Marie-Lise Lacas
Retour au sommaire - BIPP n° 13 - Juin 1997

On nous promet monts et merveilles : Internet, la communication et l’information la plus étendue et la plus facile, à volonté. Ça va être formidable, toute cette possibilité offerte au travail... Seulement on oublie peut-être que l’érudition et l’accumulation des connaissances, des relations, n’est pas forcément un progrès pour l’intelligence. L’intelligence n’est pas en corrélation directe avec le savoir technique. Les grands penseurs, les grands psychiatres qui nous ont précédés et formés, qui ont fait de la psychiatrie ce qu’elle est aujourd’hui pour nous, n’ont pas eu besoin d’Internet pour penser.

Car l’acte de penser et au coeur, est l’essentiel de la pratique psychiatrique. Et l’inflation de l’information peut aussi jouer comme inhibiteur de la pensée, créer des mirages, des leurres. Ce ne sont pas les évaluations qui font le mieux penser . La vie même de la psychiatrie, sa vocation de penser, sont en jeu, et en péril si on néglige ce versant d’une soi-disant recherche.

Ce qui se passe actuellement autour de nous est un phénomène de société. Nous sommes dans un monde où l’on vit dans les chiffres, le chiffrable, le comptable. Nous n’en sommes pas au stade des Américains : ouvrez une revue, tout passe par des chiffres, par des dollars; pas un événement, un spectacle, un homme n’est traité dans la presse sans passer par des évaluations chiffrées, et le plus souvent en dollars. Cela nous guette. La pression sociale et politique est aussi une pression financière... Peut être qu’en créant, dans l’enthousiasme social, les services de la Sécu, on a enclenché, sans le savoir, le mécanisme qui nous mène là où nous en sommes, de ces exigences comptables et numériques.

Certes, il est utile de savoir et d’évaluer ce que nous faisons, et d’en tirer des enseignements. Mais le vrai moteur de cette recherche est-il le bien, la vraie recherche d’un progrès pour la psychiatrie ? La psychiatrie a-t-elle besoin de statistiques pour avancer, ou de réflexion, renouvelant l’abord de nos impasses et de nos difficultés ?

Et un danger se profile, celui de l’utilisation de ces banques de données que nous allons constituer, encore une fois davantage sous la pression sociale que par souci de progrès professionnel. Des moyennes... qui deviendraient des normes ? en quelles mains ?

Il y a là de notre part un engagement sur une voie dont les attraits ne peuvent nous dispenser d’une réflexion - urgente - sur la portée éthique. Il n’y a pas d’illusion à se faire : c’est une évolution inéluctable de notre monde et qui ne concerne pas que la psychiatrie.

Mais justement, parce que nous, psychiatres, sommes par vocation et par métier dans cette confrontation particulière à l’humain et à cette dimension particulière de la douleur morale, nous sommes les mieux placés, et en devoir de le faire, pour défendre des valeurs éthiques qui échappent, Dieu merci, à toute comptabilité.

Il ne s’agit pas de s’opposer à la recherche, ni aux évaluations - ce serait utopique - mais de poursuivre et de proclamer inlassablement notre exigence éthique de sauvegarde du sujet.

Marie-Lise LACAS

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