Chronique : ambivalences

Gérard Bles
Retour au sommaire - BIPP n° 16 - Mars 1998

Une pesante perplexité peut nous saisir, praticiens que nous sommes, dès lors que nous commençons à réfléchir sur les options professionnelles qu’il conviendrait de soutenir au regard de l’évolution des sciences et des techniques comme des méthodes, du "progrès".

L’informatique, aujourd’hui, offre une bonne illustration de nos dilemmes. L’instrument est prodigieux dès lors que l’on sait s’en servir. A ceci près qu’on s’y avère dépendant de programmes, logiciels, applications, qui depuis belle lurette sont élaborés par des "spécialistes" auxquels l’utilisateur est bien forcé de s’en remettre. Il en est de même de la saisie des données, de l’élaboration des statistiques, auxquelles l’outil impose une certaine "forme" tout en conférant aux informations ainsi mises en circulation une "validité" que présuppose l’apparente rigueur des procédures. Progressivement, l’outil remanie la démarche cognitive et, au delà, fait évoluer la culture collective : c’est un fait anthropologiquement avéré depuis l’âge de la pierre taillée - le feu, le bronze, la roue, l’imprimerie, l’électricité ont généré des cultures, des organisations sociales, des formes artistiques, des conceptions du monde, façonné l’opératoire de la pensée.

Aujourd’hui, peut-on déjà parler d’une épistémologie informatique ? Certainement, en tout cas, de nouveaux processus logiques. La psychiatrie en sera-t-elle changée, comme le sont déjà les sciences fondamentales, la recherche et une part notable des techniques médicales - aux dépens de l’art hippocratique ?

Pour en revenir au concept actuel, l’outil apparaît encore d’une fiabilité mitigée - ou devrait-on dire que ce sont ses utilisateurs qui balbutient ? Il y a eu des défaillances célèbres (Socrate...), des paralysies ordinaires quand les systèmes s’enrayent (dans le domaine aéronautique par exemple). Dans le secteur médico-social, on a connu aussi bien des avatars, souvent voilés d’une pudique discrétion. A-t-on quelques idée du coût réel de l’informatisation des Caisses depuis 20 ans, pour des résultats longtemps improbables ? Un échec récent, celui de Médicis (le réseau informatique du contrôle médical - 900 millions - désormais abandonné. C’est moins que Creys-Malleville mais enfin !). Plus banalement, on nous informe aujourd’hui que bien des contentieux, contestables et contestés, sont de la seule "responsabilité" de l’ordinateur... Ceux qui ont pour fonction (syndicale) de travailler avec les tutelles ne peuvent pas ne pas être frappés par l’imprécision, la variabilité des données qu’on leur oppose. Pourtant, toute une politique économique (de santé ?) est bâtie sur celles-ci, tout un avenir dessiné, fondé, articulé autour de l’informatique (au Ministère de la Santé comme en de nombreux bons esprits on est ainsi convaincu que l’informatisation sera la clé de tous les problèmes...). L’ensemble des procédures de contrôle et de régulation sont censées acquérir leur opérabilité du développement et de la maîtrise informatiques.

Alors, c’est la fuite en avant ! Si l’outil n’a pas bien marché jusqu’ici, en tant que tel ou par rapport à ses finalités - la "maîtrise" - c’est que l’on ne disposait pas des bonnes données : d’où le codage des actes et des pathologies. Et comme leur saisie représenterait un énorme effort administratif, ce sont les médecins qu’on va transformer en opérateurs - à leur frais (parce que les 9.000 francs... ?). Double avantage : des économies de fonctionnement, et un bouc émissaire tout trouvé (et sanctionnable) si ça ne marche pas. Un troisième peut être : que le praticien éprouve au quotidien la réalité du processus de contrôle et de maîtrise, au prix d’une bonne obsessionalisation - et plus d’excuses pour ne pas se soumettre à la machinerie des RMO, des AMM, et bientôt des programmes d’aide au diagnostic et au traitement, pour le plus grand respect de la "bonne trajectoire thérapeutique" (la moins coûteuse ?). Ce qui ne pourra être transcrit informatiquement n’existera pas ou, pire, sera répréhensible. Enserré dans le réseau informatique, le médecin vivra la réalité subjective d’un Panaptikon, à défaut que celui-ci soit vraiment en place objectivement.

Noir tableau ! En serons-nous plus sages, ou plus savants ? Plus soumis en tout cas. Face à quoi nous nous retrouvons avec toute notre ambivalence. Un vague désespoir qui nous inciterait à tout refuser rageusement en bloc, dans le sentiment où nous sommes que peut-être nous allons dans cette aventure perdre notre âme - les repères éthiques qui fondent (fondaient ?) notre engagement de médecins, de psychiatres. Au regard de quoi nous saisit l’inquiétude de nous comporter en "réactionnaires", de refuser l’évolution, le progrès, de rester en marge - et, au passage, de compromettre notre capacité à gagner notre vie en risquant l’exclusion.

Alors, se soumettre ? Bien mieux, certains d’entre nous (les mêmes, pourquoi pas ?) pensent qu’en définitive il vaut mieux participer activement au système, dans l’espoir, vague, de le contrôler, d’éviter une maîtrise qui deviendrait totalitaire parce qu’aux mains d’une seule des parties. Il faut donc se faire violence, œuvrer consciencieusement dans son cabinet comme dans les commissions, groupes de pilotage ou de réflexion qui vont se multiplier. Il faut "en être" pour ne pas risquer de "n’être plus".

Cela est vrai de l’informatisation, cela l’est aussi de la formation continue nouvelle manière,de la communication, de la recherche... Et, à terme, pas si lointain, de notre manière de percevoir le malade et de le prendre en charge... Le pot de terre... le sens de l’histoire... la modernité... le modèle américain...

Pour le moment et pour en revenir à l’informatique et à la télétransmission, les témoignages que vous nous adressez sont plutôt rageurs, passionnés dans le refus d’un quelconque asservissement. Il faut dire que les prémices du processus se sont avérés plutôt maladroits, voire provocateurs, avec l’offre d’un contrat léonin, à peine amendé par de tardives déclarations d’intention. Mais force nous est de réfléchir, face à l’enjeu comme eu dilemme. Et encore plus ceux d’entre nous qui assument des responsabilités représentatives, qui ont un devoir d’anticipation au service collectif : ce qui les exposent à vivre pleinement cette ambivalence...

On peut évidemment, par facilité ou habileté publicitaire, se répartir les rôles en multipliant les tribunes afin que chacun y trouve son content - ou simplement son écho. Ici la "lucidité psy", là le "culte du progrès"... Mais pas plus qu’on ne peut ériger l’irresponsabilité en système, on ne peut prétendre évacuer les contradictions en les escamotant dans un refus hautain ou la fuite en avant. A l’A.F.P.E.P. comme en chacun d’entre nous le débat doit rester ouvert, au prix d’en assumer la difficulté, tout en gardant en point de repère la référence éthique (l’intérêt de nos patients), une référence qui ne simplifie pas la prise de décision mais la rend exigible.

Gérard BLES


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