Chronique : graciés, commués ou sursitaires ?

Gérard Bles
Retour au sommaire - BIPP n° 20 - Janvier 1999

Soulagement, congratulations : le Conseil Constitutionnel a tranché, récusé la copie de Martine Aubry pour ce qui concerne la " clause de sauvegarde économique ", c’est-à-dire le dispositif qui, au nom d’une supposée " responsabilité collective ", entraînait la mise en place des reversements que l’on sait, infligés à tous les médecins libéraux quel que soit leur profil d’activité propre et quels que soient les besoins auxquels ils auraient eu à répondre, pour autant qu’ils aient dépassé les quotas comptables résultant de la Loi sur le financement de la Sécurité sociale. En pratique, seuls les spécialistes auraient été ainsi sanctionnés pour 1998, la Ministre ayant affiché des intentions d’indulgence à l’égard des généralistes qui, eux, n’auraient dépassé " qu’un tout petit peu " et, surtout, auraient fait preuve de bonne volonté en signant la Convention via MG France (et puis avec les chiffres on peut toujours s’arranger…).

Bref, le Conseil Constitutionnel, saisi de multiples parts, a estimé que ledit dispositif de sauvegarde entraînerait une " rupture d’égalité " entre praticiens (déjà, en d’autres temps, le Conseil d’Etat avait invoqué un motif de même ordre, me semble-t-il, pour annuler les Conventions issues des Ordonnances Juppé). Ce faisant, il a condamné les effets du principe de " responsabilité collective " des médecins libéraux avancé par Martine Aubry, mais, pour autant que je sache, ce principe lui-même n’a pas fait l’objet d’une glose particulière ni d’une dénonciation claire. Et c’est bien à cause de cela qu’il faut mettre de gros bémols à notre satisfaction : cette bataille gagnée, la guerre est loin d’être terminée…

Martine Aubry ne s’y est pas trompée qui, après s’être mise d’abord violemment en colère contre… les médecins (meilleure cible sans doute que les juges constitutionnels), a fait tout de suite savoir que ceux-ci ne perdaient rien pour attendre : elle a proclamé qu’en aucun cas il ne serait question d’individualiser leur responsabilité (économique) et qu’elle allait désormais jouer sur la valeur des lettres-clé pour contrôler l’évolution du coût des honoraires et des prescriptions (éventuellement par spécialités ?) constatée à la faveur de bilans quadrimestriels. Messieurs Spaeth (président CFDT de la CNAMTS), Johannet (directeur de la même), Davant (Mutualité française) ont fait chorus. Et MG France de son côté a menacé de dénoncer la Convention qu’il vient de signer si l’on renonçait à la responsabilité collective…

Le ton de notre Ministre s’est certes radouci quelques jours plus tard (sur consigne gouvernementale si l’on en juge par le redoux simultané de Claude Allègre ?) : " Trêve des confiseurs " ? Tentative de désarmer le mouvement de fermeture des cabinets dont l’impact n’aurait pas été suffisamment " réduit " par le discours de dérision de Mr Johannet (" l’opération Mégève "…) ? Bref, on a parlé de reprise des négociations – mais, dans le même temps, il a été question de demander au Conseil d’Etat de bâtir lui-même un système inattaquable, toujours à partir de la fameuse " responsabilité collective "…

C’est bien là (mais pas seulement là) que le bât blesse : car ce " principe " est en lui-même totalement inacceptable, immoral au sens strict et à quelque point de vue que l’on se place. Et c’est centralement pour en argumenter la critique que nous avons écrit une lettre ouverte à Martine Aubry que l’on pourra lire ci-après.

Mais l’arbre ne devant pas cacher la forêt, il ne faut surtout pas oublier que notre contestation porte avant tout et fondamentalement sur un dispositif de maîtrise comptable, complètement dissocié de tout objectif qualitatif en maîtrise de santé. Et il y aurait danger - et paradoxe - à se transformer indirectement en zélateurs de sanctions individuelles pour autant que celles-ci seraient toujours ordonnées au seul objectif comptable.

Qu’il soit nécessaire par contre de mettre en place des incitations (de préférence positives) à " optimiser " les dépenses n’est pas en soi scandaleux si le critère prioritaire en est la qualité des soins avec, pourquoi pas, corrélativement, le souci d’éviter redondances et gaspillages (ce sur quoi, nous, psychiatres, avons beaucoup de choses à dire du strict point de vue de la santé mentale, au delà même des Propositions que nous venons de faire aux autorités de tutelle – des autorités qui restent curieusement sourdes en l’occurrence, allez donc comprendre…).

Il est étrange, en définitive, que la seule attitude que l’on trouve à soutenir face aux médecins dont la responsabilité personnelle, technique et éthique, est quasiment axiomatique, voire paradigmatique, soit de les traiter en irresponsables - des irresponsables dans la mesure ou " l’appât du gain " prévaudrait chez eux sur toute autre motivation ? Sans succomber au moindre angélisme, une position aussi réductrice est profondément humiliante pour l’immense majorité des praticiens et s’avérerait, si on s’y obstine, et non sans paradoxe, radicalement démobilisante. C’est sans nul doute un des débats majeurs que nous aurons à soutenir en 1999.

En d’autres termes, cette presque dernière année du millénaire devrait être déterminante pour l’avenir de la profession médicale et son indépendance, celui de notre discipline et ses spécificités, celui de nos patients et leur santé. Il est urgent de ne pas se démobiliser dans l’euphorie d’une première victoire, ou, pire, au nom de je ne sais quel fatalisme.

C’est la grâce que je vous souhaite, au delà de mes vœux personnels les plus cordiaux.

Gérard BLES


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