Lettre ouverte à Mme Martine Aubry, ministre de l'Emploi et de la Solidarité

Gérard Bles
Retour au sommaire - BIPP n° 20 - Janvier 1999

Paris, le 19 décembre 1998

Madame la Ministre,

Le Gouvernement a décidé de promouvoir une politique d’encadrement des dépenses de santé formalisée dans la Loi sur le financement de la Sécurité sociale qu’il vient de faire adopter par le Parlement. Cette loi fixe l ‘objectif national des dépenses de l’Assurance maladie (ONDAM) pour 1999 et les procédures propres à en assurer la réalisation. Ce faisant, vous avez pris la responsabilité de cette politique et de ses incidences potentielles sur la santé, individuelle et collective, à travers la limitation de la distribution des soins qu’elle instaure.

Même si, comme la grande majorité des médecins, nous contestons , pour des raisons à la fois techniques et éthiques, le principe de cette limitation ordonnée à de stricts objectifs comptables, c’est aux citoyens qu’il appartient en dernier ressort de l’approuver ou non, pour autant qu’ils disposent pour ce faire d’une information objective et éclairée, à laquelle les médecins doivent contribuer en tant que professionnels et experts de la santé. Il s’agit là des règles mêmes du fonctionnement démocratique.

Cependant, si vous affichez clairement, comme nous, votre volonté de préserver le système actuel de l’Assurance maladie dans le cadre de la protection sociale, vous entendez vous fonder pour y parvenir sur un processus qui a ceci de particulier qu’il reporte la responsabilité de la " régulation " des dépenses, nécessairement impopulaire, sur les seuls professionnels de la santé en les chargeant de pourvoir eux-mêmes aux limitations adéquates dans l’accès et la distribution des soins. Cette délégation n’est pas nouvelle : nous y sommes convoqués depuis 20 ans. Mais pour qu’elle soit " enfin " efficace, vous aviez mis au point un dispositif corollaire à l’ONDAM, la " clause de sauvegarde économique " : celle-ci imputait aux seuls ordonnateurs apparents des dépenses le poids des dépassements éventuellement constatés au regard de l’objectif que vous avez fixé, dispositif parfaitement contraignant puisque ceux-ci se trouvaient désormais redevables du " remboursement " de ces dépassements - non seulement pour les honoraires reçus mais également pour des prescriptions qui ne correspondent pourtant pour eux à aucune recette. .

De surcroît, cette " dette " était imputée collectivement à l’ensemble des praticiens, quel que soit leur profil d’activité personnel, quels que soient les efforts individuels, contestables ou pas, qu’ils aient fourni pour répondre à vos exigences.

Et cela, vous le justifiez en vous appuyant sur un " principe ", celui de leur responsabilité collective, qui nous apparaît pragmatiquement contre-productif, psycho-logiquement maladroit, juridiquement non fondé, moralement inacceptable.

Contre-productif car, en évacuant toute responsabilité individuelle, vous cautionnez indirectement ceux d’entre nous qui ne prêteraient aucune attention particulière, pour quelque raison que ce soit, à leur volume d’activité, tout en décourageant complètement ceux qui, au contraire, consentiraient à des efforts difficiles, puisque tous se retrouveront de toute façon pénalisés. Et dans un tel contexte, vous ne pouvez compter sur un effet groupal quelconque : en effet, lorsqu’un maître d’école punit l’ensemble de sa classe pour la sottise individuelle d’un élève anonyme, il peut en escompter des retombées fondées sur l’existence de relations interpersonnelles fortes entre les membres de ce qui constitue un " groupe ", au sens psychosociologique du terme – ce qui ne peut être le cas quand il s’agit d’un corps professionnel au sein duquel les individus sont le plus souvent ignorants du profil d’activité de chacun et de toute façon sans pouvoir les uns sur les autres.

Juridiquement non fondé car, en confondant dans la même pénalisation " fautifs " et " innocents " présumés, vous instaurez une injustice flagrante en violant l’article 1382 du Code civil (chacun est responsable du dommage causé par sa faute). En droit français, la responsabilité est individuelle – et même la notion de responsabilité collective qu’a introduite la loi " anticasseurs " du 8 juin 1970 a été amendée dans le sens d’une personnalisation des délits.

Moralement enfin ce principe de responsabilité collective est inacceptable. Il n’y a responsabilité que lorsqu’il y a un sujet pour répondre de son engagement envers l’autorité qu’il a reconnue. Il faut remonter aux temps religieux primitifs pour trouver la notion de responsabilité collective, dans la Bible ou chez Eschyle. La seule survivance en a été l’opprobre chrétien à l’encontre du peuple " déicide ", opprobre désormais révolu. Toute l’évolution des civilisations et des cultures s’est faite dans le sens de l’individualisation de la responsabilité. Et les rares situations contemporaines qui ont pu prétendre se référer à une quelconque responsabilité collective ont été le fait d’un agir totalitaire que condamne l’humanisme le plus élémentaire.

Le Conseil constitutionnel vient de confirmer, dans sa décision arrêt du 18/12/1998, le caractère juridiquement inadmissible de cette procédure collective entraînant une " rupture d'égalité ". Nous ne saurions croire que cette instance supérieure ait pu céder à une quelconque pression du corps médical, aussi révolté soit-il. Il semble pourtant que vous en ayez conçu quelque vindicte à l’encontre des médecins, comme s’il s’agissait de la concrétisation d’un rapport de force entre eux et vous. Vous vous affirmez intransigeante, récusant explicitement toute forme de responsabilité individuelle et proposant déjà un autre procédé de sanction collective sous la forme d’une réduction autoritaire de la valeur des actes, procédé qui peut encourir sur bien des points les mêmes critiques que le précédent…

Ne sommes-nous pas sur une fausse piste ? Les médecins s’affirment résolus à pratiquer les meilleurs soins possibles en fonction des besoins et selon les règles du plus juste coût, conformément à leur éthique. Mais ils refusent d’être traités comme des coupables et qui plus est en irresponsables comme l’impliquerait leur réduction à une masse anonyme. Nous avons à rechercher ensemble les moyens de concilier les aspirations légitimes de la population à une prise en charge de leur santé toujours plus performante avec notre souci de maintenir l’équilibre et la pérennité d’un système de protection sociale qui en garantisse la réalisation sans inégalités. Ces moyens existent déjà en bonne partie, restant aux parties à trouver la volonté politique de les mettre en œuvre en profondeur, à l’écart du spectaculaire comme du faux-semblant. Nous sommes prêts, quant à nous, à un dialogue responsable.

Dans cette attente, je vous prie de croire, Madame la Ministre, à l’assurance de ma haute considération,

Docteur Gérard BLES
Président du Syndicat National des Psychiatres Privés
Ancien Secrétaire général de la Confédération des Syndicats Médicaux Français

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