Données de santé informatisées en psychiatrie, confidentialité et indépendance professionnelle

Claire Gekiere
Retour au sommaire - BIPP n° 62 - Mai 2012

Claire Gekiere

Psychiatre de secteur, présidente de l'association DELIS SM RA : droits et libertés face à l'informatisation en santé, santé mentale, Rhône-Alpes (a). Mai 2012.

 
Introduction

Les psychiatres publics et libéraux sont confrontés, comme l'ensemble du corps médical, à l'évolution de l'informatisation des données de santé.

Le nouveau passage en force qui touche les médecins libéraux avec la mise en place de la convention médicale signée le 27 juillet 2011(1) et de l'un de ses avenants récemment publié en mars 2012(2) est l'occasion d'y réfléchir : une pression à la fois bureaucratique et libérale s'intensifi e pour obtenir toujours plus de données de santé informatisées produites par les médecins sur leurs patients, et par les patients eux-mêmes avec le DMP (dossier médical personnel).

Quelles sont les conséquences sur

- les données de santé elles mêmes ?

- les relations médecin-patient, notamment sous l'angle de la confi dentialité et de l'indépendance professionnelle ?

1 - État des lieux en psychiatrie

Concrètement cela passe par des actes quotidiens imposés aux médecins, aussi bien en psychiatrie publique que libérale, qu'il faut d'abord décrire et comparer.

A - En psychiatrie libérale, l'imposition de télétransmettre, avec le risque de sanctions financières importantes en cas de refus(2), et l'arrivée de la « rémunération à la performance », dite P4P(3,4) veulent contraindre à un double résultat :

- l'informatisation des cabinets médicaux avec « dématérialisation » (b) des documents et donc des données de santé

- la banalisation du recueil de ces données de santé et de leur traçabilité, cette «ombre numérique » (sanitaire ici) que «chaque citoyen laisse derrière lui [et] ... qui s'élargit chaque jour»(5).

Il est en effet différent d'envoyer les actes effectués et leur cotation, au choix, par courrier ou par télétransmission, sans avoir pour autant informatisé son cabinet, et de devenir contraint et de télétransmettre et d'informatiser le dossier médical et d'utiliser les « télé services » de l'Assurance Maladie (déclaration du médecin traitant, avis d'arrêt de travail, historique des remboursements, protocole de soins électronique) et le « module d'aide à la prescription certifi é Haute Autorité de Santé »(6), selon des formes imposées et via des logiciels de plus en plus indiscrets et gourmands en renseignements sur les patients et leurs « parcours de santé » (par exemple: quel médecin généraliste, quel mode de paiement ? Comme questions ajoutées à la télétransmission...).

L'Assurance Maladie recensait fin avril 61 versions de logiciels, avec leurs états d'avancement par rapport à ces objectifs(7).

Le refus systématique de télétransmettre va être financièrement très pénalisant et ne va donc plus être tenable, d'autant qu'il complique le remboursement des patients, et ne rencontre pas une demande d'usagers qui souhaiteraient refuser l'informatisation de leur données. L'avenant 2 publié le 15 mars dernier, précise le montant des pénalités(2).

Pour la « prime à la performance », comme il fallait prévoir de la refuser activement et préventivement avant fin décembre 2011, elle concerne l'immense majorité des médecins libéraux, malgré les réactions énergiques dénonçant cette nouvelle étape de la marchandisation de la santé(8,9) et les réserves du Conseil de l'Ordre sur les risques de « conflit d'intérêt » entre médecins et patients compte tenu d'une « logique visant d'abord à faire des économies »(4) (c). Or la nouvelle convention prévoit explicitement une rémunération à la performance versée en fonction de l'atteinte d'objectifs de santé publique et d'efficience(1,10), à côté de deux autres «piliers de la rémunération», une rémunération à l'acte, « principe fondateur de l'exercice libéral » et une forfaitaire de l'engagement des professionnels pour « la prise en charge ou l'accompagnement de pathologies chroniques ou pour la prise en compte de tâches administratives ». Les médecins devront fournir à leur CPAM les informations nécessaires au versement de la rémunération sur objectifs. L'Assurance Maladie précise : « vous devez communiquer l'état de votre équipement en logiciels à votre caisse, en précisant leurs types, noms et version »(6).

Dans les indicateurs sur l'organisation du cabinet on retrouve les différents équipements informatiques décrits plus haut.

Un décryptage - un peu obsessionnel - des 4 types d'indicateurs prévus et de leur rémunération par points (avec un mode de calcul ubuesque et déclaratif décrit dans la convention, dans son avenant 3(11), ou encore sur le site de l'Assurance Maladie(12) montre que ce sont pour le moment ces indicateurs «d'organisation du cabinet», dont la tenue d'un dossier médical informatisé, qui peuvent rapporter le plus et le plus vite (puisque s'adressant d'emblée à toutes les spécialités contrairement au reste du « déploiement du P4P »(4) (d).

Cela nécessite aussi bien sur que les cartes vitales et les CPS (cartes professionnels de santé) deviennent d'un usage banal.

Comme le résume l'Assurance Maladie, qui sur sa page « rémunération » n'évoque pas

les sanctions financières, «concrètement, un équipement informatique compatible avec les indicateurs de la convention permet aux médecins de cumuler jusqu'à 250 points, soit 1750 euros par an, sous réserve qu'ils télé transmettent 2/3 de leurs feuilles de soins et qu'il disposent d'un équipement de télétransmission conforme à la dernière version du cahier des charges SESAM Vitale (version1.40)»(12).

Vu du bord de ceux qui s'emploient à « ajuster le monde à l'impératif technologique »(13), ou à «créer de la valeur avec l'intimité des gens»(14) cela donne l'annonce de la conférence du 23 mai 2012 à Hôpital Expo (où il est aussi question du « e-patient ») : «Hit interactif : l'impact de la convention médicale sur l'informatique de santé» : «votre logiciel vous permettra-t-il de répondre aux exigences de la nouvelle convention médicale ? Dans quelles conditions ? Quels sont les indicateurs à pendre en compte ? Comment seront-ils collectés ? Que deviennent les aides à la télétransmission ? (e). Cette session est organisée afin de répondre à toutes les questions que vous vous posez concernant les incidences de la convention médicale sur votre équipement informatique et sur les primes attachées à la performance». Et animée par la CSMF, la FMF, trois éditeurs de logiciels et un représentant de la CNAMTS.

Et bien sur, « le dossier médical est voué à évoluer vers un dossier communiquant qui pourra à terme bénéficier d'un accès partagé afin de faciliter le travail en équipe et les échanges avec les autres professionnels »(1).

B - En psychiatrie publique

Les mêmes mécanismes sont à l'oeuvre. Le plan « Hôpital numérique » ambitionne l'identification totale des patients (qui nécessite donc Identito Vigilance et traçabilité) et la certification de certains des nombreux logiciels qui pour le moment pullulent anarchiquement dans les hôpitaux (en 2015 par exemple ceux du « circuit du médicament » devraient être certifiés).

Pour banaliser cette identification, il est de plus en plus courant de d'exiger des équipes dans les CMP (centres médico-psychologiques) qu'elles demandent aux patients une pièce d'identité et les documents prouvant une couverture sociale, alors même qu'il n'y a pas de facturation et que l'Identito Vigilance n'y a pas de légitimité médicale (rares y sont les transfusions en urgence..., ou les patients qui viendraient se faire faire une injection retard à la place d'un autre). Rappelons aussi que l'identifiant de santé des dossiers médicaux créés doit être différent du numéro de sécurité sociale, celui ci n'étant exigible que pour les prestations donnant lieu à facturation. Cela n'empêche pas de trouver par exemple, dans un CHS (centre hospitalier spécialisé), au dos du carton de RV ce petit texte: « pour constituer votre dossier administratif, médical, merci d'apporter : une pièce d'identité ; vos documents de couverture sociale (carte vitale, mutuelle, CMU, assurance privée); autres :... Les données concernant votre identité restent confidentielles ».

L'intéressement (collectif des équipes pour le moment, par exemple dans certains établissements le niveau de remplissage du codage des diagnostics a été retenu comme indicateur pour l'intéressement des pôles) et la part variable de rémunération en fonction d'objectifs fixés par les directions hospitalières pour les PH (praticiens hospitaliers) sont possibles depuis la loi HPST (hôpital patient santé territoire) de 2009 et le démantèlement du statut des PH (part complémentaire variable introduite en chirurgie en 2007, statut de clinicien hospitalier avec contrat d'objectif en 2010, possibilité de « mise en position de recherche d'affectation » c'est-à-dire de licenciement en langue vulgaire)(8,15).

Le recueil des données de santé ne cesse de s'amplifier. Après les données administratives nécessaires à la facturation, la GAMM comme on l'appelait, et en psychiatrie le recueil d'activité avec « la fiche par patient » sont arrivés le PMSI en psychiatrie et le RIMP (programme de médicalisation des systèmes d'information et recueil de l'information médicale en psychiatrie).

Le PMSI en psychiatrie a d'abord été expérimental dans quatre régions puis généralisé et rendu obligatoire sous le vocable de RIMP début 2007 alors même que l'expérimentation venait de démontrer son incapacité à procéder à l'analyse médico-économique de l'activité de soins et donc à produire une tarifi cation à l'activité en psychiatrie (comme elle existe en médecine somatique, dite MCO avec le PMSI) (f).

Ce RIMP, suivant l'état d'avancement de l'informatisation des hôpitaux psychiatriques, est soit encore un recueil papier, soit un recueil seul informatisé avec un dossier papier, soit il est extrait du DPI (dossier patient informatisé).

Il comporte le recueil d'un certain nombre de données, toutes sensibles, avec certaines particulièrement stigmatisantes : diagnostics psychiatriques, mode d'hospitalisation (libre ou sous contrainte), mise en chambre d'isolement(16).

Ce recueil, rempli pour chaque personne vue en psychiatrie, est centralisé par le DIM (département d'information médicale), qui l'anonymise et le transmet, de façon agrégée, tous les trois mois à l'ATIH (agence technique de l'information hospitalière). Celle-ci les retraite et transmet des informations chiffrées aux tutelles et aux établissements (et depuis 2010, les revend aussi ! par exemple aux consultants... que les établissements produisant ces mêmes données rétribuent pour leur aide aux projets d'établissement...). Pour le moment, sans tarifi cation à l'activité (T2A), elles n'ont pas d'incidence budgétaire. Le projet de T2A psychiatrique, baptisée VAP (valorisation de l'activité en psychiatrie, qui chantera un jour la poésie des acronymes bureaucratiques ?) poursuit sa gestation, entamée en... 1993.

C - S'y ajoute le développement du DMP (dossier médical personnel) d'autant plus promu en ce moment par l'ASIP santé (agence des systèmes d'information partagés en santé) qu'il prend du retard. En mars seulement 100 000 DMP avaient été ouverts en France contre 500 000 annoncés ; retard de croissance d'un dossier qu'il avait déjà fallu réanimer en 2009 ? Du côté des hôpitaux généraux moins de 100 établissements expérimentent actuellement son utilisation, et moins de 3 000 médecins libéraux (17,18,19).

Le DMP est « opérationnel » depuis avril 2011, après sept années d'annonces suivies d'une reprise en main, manifestement plus effi cace (il avait été relancé en 2009 après un constat d'échec sévère des premiers projets en 2008). Depuis un an chacun d'entre nous peut donc demander à son médecin de créer un DMP et chaque médecin est encouragé par l'ASIP à le proposer à ses patients(20).

Un des enjeux du DMP pour la relation médecin malade est illustré par la question du masquage des données. Plusieurs possibilités :

- aucun masquage possible, toutes les informations notées sont accessibles aux médecins autorisés à accéder au DMP. Transparence, traçabilité, accès large aux informations,

- masquage possible, chacun peut refuser l'accès à certaines informations, et le médecin voit que des informations ne lui sont pas accessibles,

- masquage masqué : les médecins qui ont accès au DMP ne peuvent pas savoir que des informations ne leur sont pas accessibles.

C'est la différence entre paternalisme et autonomie (le médecin doit tout savoir pour soigner au mieux le malade versus le malade est un sujet autonome qui peut décider et rester maître de ce qu'il transmet au médecin). A qui appartiennent les données de santé ?

D - Donc en pratique publique et libérale, des parallèles sont repérables dans les évolutions : un recueil d'activité plutôt d'abord administratif, en lien avec des facturations, et avec l'activité des médecins (GAMM, feuilles de maladie) informatisées en premier (logiciels hospitaliers du « bureau des entrées » et télétransmission), nomenclatures et recueil de données médicales de plus en plus proliférants et de plus en plus informatisés (fi che patient, puis PMSI puis RIMP d'un côté, CCAM et indicateurs de performance, déjà connus, ou en voie d'élaboration pour les spécialités, dont la psychiatrie). Et pour tous bientôt le DPI, en lien avec le DMP, sans « doublon » grâce à une Identito Vigilance et une traçabilité sans faille !

2 - Éléments de réflexion

A - Sur les données de santé et leur recueil

Que sont les données de santé ?

Ce sont les informations récoltées et fabriquées lorsqu'une personne rentre en contact avec un système de soins.

Ce sont des données à caractère personnel, et ce sont des données sensibles (être inclus dans un fichier hospitalier comme porteur d'un diagnostic psychiatrique est très différent d'être inclus dans celui d'une grande surface comme acheteur d'un lave-linge par exemple...). Ces données sont de plus en plus informatisées suivant les modalités décrites plus haut.

Ces données sont présentées comme indispensables à la réalisation de plusieurs objectifs comme :

- un meilleur suivi des patients, ce serait la face positive de la traçabilité. Le succès du dossier pharmaceutique, qui avance plus vite que le DMP, s'appuie sur cette notion, facilement illustrée avec les risques iatrogènes des prescriptions médicamenteuses non connectées.

Or les informations recueillies dans les dossiers médicaux informatisés sont plutôt du type empilement de données que du type « différence qui fait la différence » (G. Bateson) : l'information est de moins en moins ce qui se construit dans l'échange et prend sens dans une mise en récit, une mise en forme du réel qui en transforme la représentation. Une information, c'est ce qui est recueilli, transmis et du coup « partageable », dans des réseaux dont nous ne maîtrisons pas les limites. L'accumulation et l'absence de hiérarchisation d'une part, le faux sentiment de sécurité et d'exhaustivité que peut donner l'aspect informatisé d'autre part, ne rendent pas ces dossiers plus fiables que nos systèmes actuels,

- le calcul des tarifi cations : la T2A (tarification à l'activité) en soins somatiques, dont l'équivalent en psychiatrie devrait donc être la VAP (valorisation de l'activité en psychiatrie), inopérant pour le moment en psychiatrie publique,

- l'évaluation des prestations de soins avec l'idée de rationaliser les dépenses de santé. Pour le moment, que ce soit avec le DMP ou les logiciels de DPI, on voit surtout le marché informatique juteux déjà épinglé notamment par la Cour des comptes(21).

Or ces données que l'on nous impose de recueillir et qui s'accumulent posent problème : dans le contexte actuel ce recueil ne peut être considéré comme une pratique neutre, un simple impératif technique seulement bénéfi que au suivi des patients et utile au calcul des tarifi cations et à l'évaluation des prestations de soins. Il y a plusieurs questions à se poser :

- l'avenir de toutes ces données. Pourquoi ne subiraient-elles pas le sort de données collectées dans de nombreux fichiers, aussi bien celles du fichier de police STIC (système de traitement des infractions constatées, 35 millions de fiches en 2009 selon la CNIL) ou du FNAEG (fichier national automatisé des empreintes génétiques, 1,3 millions de profils ADN en 2010(22) ou à l'école de Base-Élèves : d'abord une finalité étroite avec un accès limité, puis au fil du temps des objectifs très étendus avec des accès très élargis ? Il se crée des fichiers tous les jours, par exemple encore récemment celui des SIAO (service intégré d'accueil et d'orientation, pour l'hébergement d'urgence) qui recueille des données nombreuses sur tous les demandeurs, ou celui du suivi des étrangers hors espace Schengen.

Et ce d'autant que les données psychiatriques jouent sur deux tableaux : ce sont des données de santé donc très convoitées au plan commercial, et des données psychiatriques, avec valeur en hausse dans le climat sécuritaire actuel.

Qui peut garantir la confidentialité de toutes ces données ? Rappelons que la confidentialité « est assurée lorsque seuls les utilisateurs dûment habilités ont accès à l'information »(23). Un exemple tiré des pratiques hospitalières : en 2011 « délocalisation du codage T2A par certains hôpitaux publics, à des entreprises privées, afin de mieux valoriser leur activité, et pour réduire leur coût de fonctionnement en supprimant les DIM. Cette délocalisation confie des données couvertes théoriquement par le secret médical à des entreprises privées, sans que cela énerve la CNIL »(15).

Et les assurances privées et l'industrie pharmaceutique, au moins, sont très intéressées par ces données. Suivant l'évolution de la protection sociale et des partenariats du genre « éducation thérapeutique » dans les années qui viennent, quels seront leurs accès possibles à ces données ?

D'autant qu'actuellement les questions du « droit d'opposition » à l'informatisation des données de santé et du « droit à l'oubli » ne préoccupent qu'une minorité, agissante mais peu entendue(24).

Pour le DMP le patient devient le garant de la confidentialité de ses données de santé, en gérant les accès, muni donc du seul rempart de son consentement éclairé. Il lui suffira de noblement refuser si un employeur potentiel s'y intéresse, puisque la loi l'interdit...

Le cas de conscience du soignant en psychiatrie qui non seulement se voit imposer un travail de collecte de données qui peut devenir dangereux pour la liberté et la vie privée de ses patients, mais qui réalise aussi que le modèle à l'oeuvre dans ce recueil altère et attaque son travail relationnel : l'autre devient un objet à identifi er et étiqueter d'emblée, dans un modèle réducteur qui ne tient aucun compte de l'intersubjectivité. Il faut produire de la donnée, en temps réel ; seul un modèle où l'intervenant est un observateur neutre, extérieur, interchangeable, et ou la donnée, dont le diagnostic en CIM 10 (10e classification internationale des maladies), un attribut fi xe d'un individu passif, est compatible avec une telle production. Le recueil est construit de telle façon qu'il ne s'agit pas de rendre compte de nos actes comme soignants mais d'objectiver les patients(25).

De ce point de vue, pratiques hospitalières et libérales se trouvent rapprochées par la construction de ce « e-patient » très médicalisé : colloque singulier ou pratique de secteur, peu importe, seul compte le listage des attributs du patient, décontextualisé, et source de ce qui lui arrive en raison de ses vulnérabilités individuelles.

Un modèle organiciste causaliste, qui sous tend l'adhésion au moins implicite à une théorie réductrice qui oblige à penser le malade mental comme catégoriellement différent de soi.

Quant à la montée de l'Identito Vigilance (traçabilité du patient comme gage de sa sécurité sanitaire) en psychiatrie, elle accentue ce malaise et augmente le sentiment de participer à un véritable fichage: vérifier d'abord, accueillir ensuite, au nom de la sécurité. Car il y a maintenant une acceptabilité sociale que la traçabilité est une sécurité. La sécurité qui, comme l'écrit fort bien Évelyne Sire-Marin « dans une maïeutique de renversement du sens... est proclamée comme la première des libertés, accolée à tous les substantifs : sécurité publique, sanitaire, alimentaire, routière »(26).

B - Sur le contexte : marchandisation et dangerosité

Cela se produit dans un contexte dont je soulignerai juste deux éléments sans les développer :

- l'installation d'un climat sécuritaire qui assigne de nouveau les fous, les malades mentaux à la dangerosité, toujours à surveiller, toujours à prédire,

- une transformation des services publics et donc des secteurs de psychiatrie vers un fonctionnement d'entreprise privée, la «performance» avec «l'intéressement», et la production de données calibrées fortement valorisées en sont ici deux exemples probants.

L'arrivée de la P4P permet aux libéraux de rejoindre cette grande entreprise libérale !

3 - Que faire ?

Informer et faire prendre conscience des enjeux, comme ici, comme le font les sites de DELIS SM RA(27), de la LDH de Toulon(28) de différents syndicats de psychiatres - l'USP(29), SNPP(30), ou encore la liste de discussion idppsy(31).

Pratiquer la « guérilla juridique », suivant l'expression d'Évelyne Sire-Marin, comme la pratique par exemple le CNRBE (collectif national de résistance à Base-Élèves) contre les fichiers de l'Éducation Nationale, ou encore l'USP,avec sa requête au Conseil d'État contre le guide de recueil des données personnelles en psychiatrie(32). Les médecins libéraux peuvent se battre pour obtenir que la « P4P » soit optionnelle et non obligatoire de fait.

Dans nos pratiques, agir collectivement, même si l'on est souvent peu nombreux, et pas de façon isolée, est important pour ne pas se retrouver marginalisé. Car l'inconscience de l'impact sur la prise en charge des patients de la fabrication quotidienne des données informatisées reste massive, ainsi que le découragement devant une informatisation perçue comme une évolution inéluctable du système.

L'on peut, au quotidien :

- sensibiliser les usagers (patients et familles, associations locales psychiatriques ou généralistes comme le CISS (collectif inter associatif sur la santé), les collègues, les médecins et collèges DIM (en en étant membre), les syndicats, les CLSM (conseils locaux de santé mentale) quand ils existent. Si le Comité National d'Éthique a eu des positions très claires sur les risques de l'informatisation des données médicales et les questions de confi dentialité(33), les réponses de la CNIL et du Conseil National de l'Ordre des Médecins sont le plus souvent décevantes sur les questions des risques pour la confidentialité des données de santé, rappelant en général que les pratiques de plus en plus dérogatoires au secret professionnel et au respect de la vie privée étant encadrées légalement ou règlementairement, elles ne posent pas problème, alors même que la question porte sur la légitimité de ces dérogations légales. Décevantes également, l'interpellation au niveau national de l'UNAFAM ou de la Fnapsy, restées sans résultat, alors qu'au niveau local ces associations peuvent se montrer mobilisées sur le sujet. Mais les dégâts par atteinte à la vie privée sur les réseaux sociaux vont peut être faire évoluer les positions des associations d'usagers ?

- surveiller et intervenir sur ce qui se passe : quels droits d'accès au DPI dans l'établissement (par exemple tenir sur la limitation des droits d'accès en lecture du DPI : les personnels de l'unité ou du secteur mais pas du pôle ou de l'établissement comme c'est hélas souvent le cas), quelle traçabilité de ceux-ci, quel droit à l'oubli, quels excès de l'Identito Vigilance... ?

- pour les psychiatres, vu la « valeur » (scientifique, identitaire de la profession, marchande) du diagnostic, il est possible de refuser de coter les diagnostics, ou de coter en marquant son désaccord par le choix en milieu hospitalier de cotations comme F99 : « trouble mental sans autre indication » et Z004 : « examen psychiatrique général non coté ailleurs ».

Informatiser les données de santé de nos patients n'est donc pas seulement un changement de mode opératoire. Cela induit un changement de modèle clinique (et donc thérapeutique), avec une forte médicalisation de la relation, sans différence de ce point de vue entre l'exercice public et libéral.

Le patient s'y retrouve doublement objectivé : comme objet de soins et comme objet marchand. La libre circulation des marchandises risque fort de périmer confi dentialité et indépendance professionnelle, attributs, déontologiques obsolètes et obstacles à une saine transparence généralisée si sécurisante...

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Merci à M. Schyn et P. Gasser pour leur aide « libérale »
 

a - association de professionnels qui informe, réfl échit et initie des actions face à l'informatisation en santé mentale, association née à partir d'un groupe de psychologues lyonnais qui s'étaient émus, en 1997, de la nature des informations qu'ils devaient fournir sur leurs patients pour alimenter le recueil des données en psychiatrie.

b - terme combien impropre pour qui se heurte quotidiennement à la matérialité butée des outils informatiques et à la traçabilité à durée indéfinie des données enregistrées.

c - méthode éprouvée et qui pourrait se retrouver en exergue de ce texte : qui ne dit mot consent !

d - à noter au passage une erreur amusante dans la convention dans le tableau des « indicateurs de qualité de la pratique médicale », rectifiée sans commentaire dans l'avenant 3 : dans le thème «prévention», il était demandé pour les benzodiazépines à demi vie longue de les prescrire à plus de cinq pour cent des patients de plus de 65 ans, et de prescrire les benzodiazépines plus de 12 semaines à plus de douze pour cent des patients ayant un traitement de ce type... Dans l'avenant ces pourcentages sont devenus des limites supérieures, la prévention est sauve !

e - il semblerait qu'elles disparaissent, puisque englobées dans la rémunération de la P4P.

f - l'explication en est simple. Le coût en psychiatrie dépend surtout des moyens affectés - « l'effet structure » - et pas du diagnostic. Cela n'empêche pas une volonté de collecter de plus en plus de données : récemment, en 2010, la dernière version du guide méthodologique du RIMP s'est même étendue au recueil de données socioéconomiques sur les patients non prévues initialement « pour procéder à des enquêtes visant à mieux connaître les populations prises en charge, et notamment les caractéristiques sociales des patients susceptibles d'influer sur leur traitement »(32). Ce guide fait l'objet d'un recours en Conseil d'État par l'USP (Union Syndicale de la Psychiatrie).


Bibliographie

1 - Arrêté du 22 septembre 2011 portant approbation de la convention nationale des médecins généralistes et spécialistes, JO du 25 septembre 2011

2 - Avis relatif à l'avenant du 24 novembre 2011 à la convention, JO du 15 mars 2012

3 - Dr W. Markson : «pourquoi j'ai choisi de ne pas bénéficier de la rémunération à la performance», Caractères n°23, décembre 2011, AFPEP-SNPP, info@afpep-snpp.org

4 - « Le paiement à la performance est-il un jeu de dupes? », Médecins, bulletin d'information de l'Ordre National des Médecins, n°22, mars-avril 2012, p10-12

5 - « Un fichier de police sur deux fonctionne illégalement » interview de W. Bourdon par S. Faure, Libération du mardi 17 avril 2012, p31

6 - Assurance Maladie, nouvelle convention médicale : questions-réponses: informatisation, www.ameli.fr

7 - Assurance Maladie, nouvelle convention médicale, espace Sésame-Vitale: résultats enquête éditeur médecin au 24 avril 2012, www.ameli.fr

8 - Communiqué intersyndical - Prime à la performance des médecins : votre maladie nous intéresse !, 23 mars 2012, www.uspsy.fr

9 - USP et SMG : lettre ouverte au directeur de la CNAMTS du 26 avril 2012, www.uspsy.fr

10 - CNOM, 14 septembre 2011, remarques sur la convention médicale, www.conseil-national. medecin.fr

11 - Arrêté du 5 mars 2012 portant approbation des avenants n°3, n°5 et n°6 à la convention, JO du 22 mars 2012

12 - Assurance Maladie, nouvelle convention médicale: questions-réponses : rémunération, www.ameli.fr

13 - J-B. Fressoz : « L'apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique », Seuil, 2012, cité par D. Kalifa dans le cahier Livres de Libération, 26 avril 2012

14 - H.Verdier, cofondateur de MFG Labs, cité dans Libération du 4 mai 2012, p32, «Géolocalisation, il est tracé par ici, il repassera par là », S. Fanen

15 - communiqué du SNPHAR-E du 2 mai 2012, www.snphare.com

16 - Arrêté du 20 décembre 2011 modifiant l'arrêté du 26 juin 2006 relatif au recueil et au traitement des données d'activité médicale des établissements de santé publics ou privés ayant une activité en psychiatrie et à la transmission d'informations issues de ce traitement, JO du 28 décembre 2010

17 - « Démarrage poussif du DMP : 100 000 dossiers ouverts », Le MagIT, 19 mars 2012

18 - « Le DMP monte en puissance », www. acteurspublics.com, 16 mars 2012

19 - « Le cap des 100 000 DMP enfi n dépassé », www.TICsante.com, 13 avril 2012

20 - « L'essentiel sur le DMP », information professionnel de santé, www.dmp.gouv.fr

21 - Les systèmes d'information dans les établissements publics de santé », rapport de la Cour des Comptes, septembre 2008, p307-331

22 - Évelyne Sire-Marin (coord.) : « Filmer, ficher, enfermer, vers une société de surveillance », éditions Syllepse, déc 2010, www.syllepse.net

23 - Quantin Catherine et coll. : « Méthodologie pour le chaînage de données sensibles tout en respectant l'anonymat : application au suivi des informations médicales », courrier des statistiques, n°113-114, mars-juin 2005, p15 à 24

24 - Pétition « en 2012 sauvons la vie privée. Pour un véritable droit d'opposition à l'informatisation de vos données personnelles », www.uspsy.fr

25 - C. Gekiere : «recueil des données en psychiatrie : fichage des patients, attaque des soignants», dossier « contribution à la notion de paranoïa sociale », Rhizome, n° 39, juillet 2010, p11, www.orspere.fr

26 - www.libe.fr, 10 janvier 2011

27 - www.delis.smra.fr

28 - www.ldh-toulon.net

29 - www.uspsy.fr, site de l'Union syndicale de la psychiatrie

30 - info@afpep-snpp.org

31 - idppsy@agora.chahut.info

32 - O. Labouret: « Le nouvel ordre psychiatrique, guerre économique et guerre psychologique », Érès 2012

33 - CCNE, avis n°104 « Le «dossier médical personnel et l'informatisation des données de santé», 29 mai 2008.


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