Pour une psychiatrie de la parole

Jérémie Sinzelle
Retour au sommaire - BIPP n° 62 - Mai 2012

Aujourd'hui, l'exercice clinique psychiatrique (et sa déclinaison psychothérapeutique) est mise en difficulté par le biais de nombreuses évolutions : le mode d'exercice, avec la chute du nombre de praticiens libéraux (de par la démographie médicale et la baisse des vocations) ; la réforme de l'organisation hospitalière nécessitant plus de contrôle administratif ; et les classifications se voulant de plus en plus objectives et scientifiques. Les jeunes psychiatres sont en perte de repères et ont besoin de nouvelles perspectives pour réinventer leur pratique psychiatrique.

Mais la psychiatrie a-t-elle déjà vécu une période apaisée, où les psychiatres sont acceptés par la société comme des médecins comme les autres, et leurs malades comme des « citoyens normaux » ?

Actuellement nous traversons une contradiction qui doit allier un enseignement scolaire, appuyée par une classification simple et reproductible, obligatoire pour tous les étudiants en médecine, et un enseignement par compagnonnage en milieu psychiatrique, complexe et singulier pour chaque clinicien, auquel n'ont accès que ceux qui se destinent à la psychiatrie.

Nos collègues médecins possèdent ainsi une connaissance sommaire et minimaliste de la psychiatrie, quand notre métier n'est pas tout simplement raillé ou tourné en dérision.

LA PSYCHIATRIE C'EST FACILE C'EST QUELQUES ITEMS D'INTERNAT

A l'heure où la recherche apparaît dans les médias comme la seule source de progrès dans les soins, c'est la psychiatrie clinique au quotidien qui se trouve atteinte dans ce qu'elle a de spécifi que : une dimension abstraite, non quantifiable ou évaluable, base du soin psychiatrique : le transfert. Dans certaines facultés, à qui incombe en premier et deuxième cycle un enseignement de la psychiatrie au milieu de toutes les autres branches de la médecine, le temps qui est concerné à notre spécialité semble de plus en plus restreint, se résume à une vision organiciste simplifi ée, et à une extrapolation très peu psychologique du modèle médical de l'EBM.

Or la psychiatrie, discipline médicale à part, est née d'un débat d'idées. Pinel, dans les diverses éditions de son Traité, propose une synthèse entre des questionnements philosophiques (voire politiques) et une clinique dont résultera l'Aliénisme, que les Allemands appelleront Psychiaterie (Reil en 1802). Décalée, par sa nature, de la seule démarche médicale du schéma « physiopathologie, diagnostic (+examens complémentaires), traitement (médicaments), prévention (et dépistage) », la psychiatrie ne saurait, comme toute la médecine d'ailleurs, se résumer à un seul enseignement théorique.

La grande diffi culté liée à notre enseignement facultaire est que la plupart des médecins n'ont jamais accès ni voire même de contact avec la psychiatrie clinique, et ne se posent la question pratique de la relation médecin malade (finalement la question du transfert) que très tard ; lors d'un exercice médical en pleine responsabilité, c'est-à-dire à la fin des études, une fois dégagé des obligations universitaires.

C'est trop tard pour que notre travail soit connu ou même respecté par nos confrères et consoeurs médecins des autres spécialités. C'est également trop tard pour aider les médecins de toutes spécialités à améliorer leur pratique, autrement que par un apprentissage sur le tas, sur les questions des plaintes psychosomatiques, de la demande implicite (et affective) autour des soins, et du diagnostic d'interrogatoire (reposant uniquement sur le discours du patient). Sur ces questions, le savoir-faire psychiatrique peut apporter un éclairage et une compétence enrichissante.

Dans notre époque où les examens universitaires écrits ont pris le pas sur les évaluations en situation clinique, les facultés proposent à tous les futurs médecins un enseignement reproductible et objectif : l'apprentissage d'un diagnostic basé sur celui des classifications internationales, et une thérapeutique réduite essentiellement à sa pharmacopée.

DOCTEUR, COLLEZ-MOI UN DIAGNOSTIC

Loin d'être des étiquettes, les diagnostics sont d'abord des titres d'ouvrages (ou de chapitres) nés sous la plume de grands cliniciens des années 1850-1950, sous la forme de descriptions cliniques très riches. Ils sont des hypothèses proposées (et largement débattues, à l'époque) pour expliquer de manière plus large le fonctionnement psychopathologique humain et guider la thérapeutique. En psychiatrie, les diagnostics ne sont pas des entités existant par elles-mêmes. Nous avons le devoir de poursuivre ce débat, en les remettant en question, à chaque fois qu'ils sont utilisés. Mais il n'est pas envisageable, pour que la psychiatrie reste de la médecine que nous nous dégagions de toute possibilité d'user ce que représentent les diagnostics, et ne perdons pas de vue que ceux-ci ont représenté un progrès lors de leur apparition.

Indisponibles avant la diffusion de ces écrits dits « classiques », les diagnostics permettent de décrire la clinique avec des mots techniques et spécifiques à la psychiatrie. Avant leur apparition (ou leur apprentissage), cette absence de verbalisation occasionne de nombreuses situations où les médecins, confrontés à des malades leur soumettant des problématiques insolubles, ne peuvent pas verbaliser et parler des patients à leurs pairs. Cette situation anxiogène a souvent été source d'abus de pouvoir médical, ou de marginalisation des patients qualifiés improprement de « résistants ».

C'est ainsi que les grandes descriptions cliniques françaises de tableaux d'État (Esquirol avec la monomanie en 1838, Jean-Pierre Falret et Baillarger avec la folie circulaire - folie à double forme en 1854) et les classifications allemandes (la démence précoce-schizophrénie de Kraepelin et Bleuler en 1899-1911, l'autisme d'Asperger-Kanner) ont aussi donné à l'Aliénisme français et à la Psychiatrie allemande leurs lettres de noblesse, traduisant ainsi la qualité d'une clinique avantgardiste dans les asiles et hôpitaux psychiatriques européens. En définissant de nouvelles maladies, et en les décrivant de manière plus précise, l'effet le plus direct en fut une prise de pouvoir sur la psychiatrie à l'échelle mondiale, appuyée sur un mouvement politique psychiatrique issu d'une époque clinique, visant à supplanter une tradition clinique devenue obsolète. Ce besoin de classifier est devenu un enjeu de pouvoir et un enjeu politique, au nom d'une doctrine qui figure invariablement en préambule de chaque classification. D'une part, les classifications ont rendu possible un enseignement psychiatrique et sa diffusion à l'échelle mondiale. D'autre part, elles ont représenté un outil concret et salvateur pour le clinicien : un vocabulaire technique destiné à traduire l'indicible, la folie, et permettre d'enrichir les discussions entre cliniciens.

Devant l'impasse de la méthode anatomopathologique en psychiatrie, au cours d'un XXème siècle propice aux grandes découvertes dans le domaine des pathologies organiques, c'est en reprenant cette même démarche qu'est née, aux États Unis, avec le soutien des nombreux collaborateurs et chercheurs de la vielle Europe, la nécessité d'établir une nouvelle classification basée sur la Statistique. D'abord, basée sur un consensus international des traditions psychiatriques au sein de l'ONU (ou plus précisément l'OMS), est née la classification psychiatrique du CIM-6 (1949), dont le but est statistique ; et est apparu ensuite le DSM3 (en 1980) dont la composition repose sur l'analyse statistique, à partir de l'étude clinique de la « taskforce» (les field trials sur 12000 patients, par 500 cliniciens, dans plus de 200 centres sur 2 ans, entre 1977 et 1979) et une méthodologie basée sur un logiciel nommé initialement DIAGNO1 (Cf : Steeve Demazeux). Le but était de définir les maladies de manière la plus objective possible, en sacrifiant un idéal anatomopathologique, et en visant une fidélité inter-juges (c'est-à-dire la plus grande reproductibilité possible).

Le sérieux et l'ouverture dont ont fait preuve les chercheurs à l'origine du DSM3 ont permis au reste du monde de lui accorder une très forte confiance. Les années 1980 représentent la décennie où la psychiatrie américaine acquiert enfi n ses lettres de noblesse, et prend le pouvoir face à la vieille Europe, avant d'être submergée par l'industrie pharmaceutique. Ouvrant la voie à un vocabulaire standardisé en psychiatrie, et une homogénéisation des « cohortes », ces classifications modernes ont permis une révolution, probablement unique en psychiatrie, et difficile à rééditer.

Le DSM3 a permis la mise en place d'essais cliniques multicentriques standardisés, en évaluant de manière uniforme les diagnostics, en traduisant les maladies en symptômes quantifiables et leur évolution de manière chiffrée. Les psychiatres avaient à portée de main un outil ouvrant à la mise en place d'une recherche clinique à l'échelle mondiale. L'ère des grandes études en psychiatrie pouvait débuter, elles allaient devenir l'outil qui permettrait de découvrir de nouveaux traitements et d'améliorer ceux existant déjà. Tout ceci sous l'oeil bienveillant, mais rapidement sonnant et trébuchant de l'industrie pharmaceutique, restructurée autour du marketing (règle des 4P : Produit, Publicité, Prix, Positionnement & distribution), et dont la survie dépend d'une communication en direction des médecins et des pharmaciens.

Cette promesse de modernité, autour d'une classification n'ayant pour but, à l'origine, uniquement l'inclusion des malades dans un but de recherche (dans un nombre exponentiel de troubles plus ou moins flous), a eu pour effet de redéfi nir la psychiatrie comme une science objective, et de standardiser l'exercice psychiatrique par des questionnaires directifs. Les critères d'inclusion sont devenus (peut-être pas dans l'esprit de leurs enseignants, mais dans celui des enseignés), un manuel de psychiatrie clinique dépourvu de la richesse des manuels d'autrefois. Le problème n'est pas l'existence du DSM mais l'usage qui en est fait : un outil de recherche n'est pas un manuel de psychiatrie ou une littérature en soi.

Offrant au public des diagnostics dégagés « de toute stigmatisation » et de « théorie », les médias et la publicité pharmaceutique ont été friands de diffuser sans aucune retenue une quantité de termes psychiatriques, volés aux cliniciens et aux chercheurs, pour en faire un nouvel idéal simpliste d'une psychiatrie rationnelle, scientifique et véridique, qui pourrait se débarrasser des psychiatres et de leur expérience.

Le soulagement qu'a pu représenter l'émergence de « nouveaux diagnostics » pour les cliniciens à la charnière XIX-XXème siècle est éclipsé par l'apparence d'un réconfort et l'apparence d'une résolution d'un confl it intérieur chez les patients quand on « annonce leur diagnostic », depuis l'émergence du « droit au diagnostic » par la loi de 2002. L'un des effets est de détourner les patients d'un travail psychothérapeutique. Il est plus facile de coller l'étiquette pour masquer une béance que de la décoller. Lors d'un premier contact avec la psychiatrie, le public préfère souvent subir cette identifi cation superficielle à une maladie, et retarde la prise de conscience de l'intérêt d'un travail en profondeur.

La conséquence aujourd'hui peut se rencontrer dans de nombreuses écoles primaires où ce sont les instituteurs qui font des diagnostics d'hyperactivité, en se basant sur des questionnaires, et les annoncent « tout naturellement » à des parents ainsi incités à se détourner du médecin qui ne promet pas à l'avance la guérison.

« Quoi ton patient a des troubles anxieux généralisés et il a même pas de benzos ? » : C'est une phrase que m'avait posée, au téléphone, un urgentiste à propos d'un de mes patients qui s'était rendu aux urgences pour une crise d'angoisse. Il m'a semblé que pour lui, la question de relativiser le diagnostic n'existait pas ; et le traitement de l'angoisse se résumait aux anxiolytiques. Sans imaginer ce que peut représenter une psychothérapie pour un sujet souffrant, et sans craindre une intoxication médicamenteuse par benzodiazépines, sans saisir les précautions indispensables lors de la prescription de psychotropes, et la nécessité d'un soutien complémentaire relationnel où le transfert peut jouer un rôle.

Dans son article d'ESPRIT François Gonon nous rappelle qu'une psychiatrie en dehors du DSM est plus que jamais nécessaire. Il semble en effet que se limiter à une approche refermée sur une psychiatrie enfermée dans le DSM et une thérapeutique médicamenteuse est trop réducteur.

Enclose dans un tel système athéorique, elle n'a plus aucune chance de prendre du recul et de conserver un esprit critique, développé autour de nécessaires choix théoriques et éthiques.

CONCLUSION

Dans ce contexte du « droit au diagnostic », d'une psychiatrie se présentant comme technique et objective, d'une pratique clinique évaluable, devant subir le regard des autorités sur les pratiques, que reste-t-il de l'inconscient, de l'Art médical, et, plus largement, de la relation médecin-malade ?

Que reste-t-il de la clinique si les protocoles guident les réactions du clinicien en l'enserrant entre sa peur du gendarme d'une part (psychiatrie pré-judiciaire), et un discours dénigrant la confidentialité, mais aussi l'inventivité et la subjectivité du clinicien ?

Si le maintien de ces trois aspects est de plus en plus utopique dans l'hôpital de 2013, il reste que l'exercice libéral permet certainement de les protéger le mieux possible. Cette angoisse des psychiatres sur la sellette ne peut se résoudre que d'une seule manière à mon avis : la prise de parole, réinventer une nouvelle manière de parler de la psychiatrie, parler de notre métier et de notre savoir-faire. Il existe une nécessité de prendre la population de notre démocratie à témoin, non pas d'une plus grande protocolisation du métier en vue de réduire les coûts et la qualité des soins, mais de la nécessité d'une personnalisation des pratiques pour une efficacité accrue, dans le sens du bien-être de chaque citoyen.

Dans notre métier, issu d'une démarche médicophilosophique, plus que des réponses dans l'infiniment petit ou dans une greffe statistique qui s'apparentent à la recherche du Graal, c'est probablement dans l'archéologie des mots de la clinique que nous trouverons les bases de la psychiatrie de demain.

Il ne tient qu'à nous de renverser la vapeur, et d'unir notre profession en réconciliant le chiffre et la lettre.


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