Chronique : transparences
Cette chronique ne prétend nullement exprimer “la” doctrine syndicale sur qualité et transparence : c’est une réflexion personnelle, non dépourvue d’humeur, qui aspire, au mieux, à provoquer le plus large débat entre nous sur une question lourde de conséquences pour l’avenir de notre discipline.
Gilles JOHANET, ancien directeur de la CNAMTS, auteur de “La Sécurité sociale : l’échec et le défi” (Seuil), est considéré actuellement comme un des meilleurs experts du système de couverture sociale des soins. A ce titre, il est interviewé à tout va – en dernière date, dans le Nouvel Observateur du 28 mai 1998, sous le titre : “Sécurité sociale : arrêtons de gaspiller”. Il y fustige le système français, dans lequel les malades dépenseraient le plus, pour être de plus en plus mal remboursés : “système inégalitaire, injuste”, dans lequel, en l’absence de procédure de codage, on ne saurait pratiquement rien de ce qui s’y passe, personne n’ayant de compte à rendre…
A cela, selon lui, deux réponses possibles : l’enveloppe budgétaire, qui engendrerait la coexistence du gaspillage et de la pénurie – ou la maîtrise médicalisée, “fondée sur la qualité et la transparence absolue”
Qualité ?
Transparence ?
Absolue ?
L’exigence de qualité, qui pourrait oser en contester le principe ? Qui pourrait se targuer de s’en désintéresser de façon délibérée ? Qui pourrait, dans le même temps, garantir que ses prestations sont, de façon systématique et imparable, de la meilleure qualité ? Et, de toute façon, qu’est-ce que la qualité dans le domaine médical ? Quels sont ses critères ? Quelles en sont les garanties ?
Lorsqu’il s’agit de la qualité des objets, on peut valablement fixer un cahier des charges et des procédures de contrôle rigoureuses, étant entendu qu’elles devront elles-mêmes être qualitativement définies, ordonnées aux finalités de la production, et qu’elles varieront donc selon les priorités qu’on leur assignera : perfection formelle, fonctionnalité, durabilité, innocuité, coût, attractivité pour l’usager, etc. Plus l’objet sera sophistiqué, plus son évaluation sera elle-même complexe, et leur fiabilité respective délicate à assurer. Restant encore à prendre en compte, avec le recul du temps, une validation rétroactive d’autant plus malaisée que l’obsolescence des dits objets sera rapide…
L’“objet” médical ne peut prétendre échapper à l’application des divers critères possibles – et ses évaluateurs voudraient bien, pour faciliter leur travail, qu’il soit, d’une certaine manière, aussi constant dans sa substance qu’un objet manufacturé. Mais voilà : l’objet” médical s’avère récalcitrant à toute perception “mécaniste” pour au moins deux bonnes raisons : d’une part, les données sur lesquelles repose son élaboration s’avèrent pour le moins mouvantes, voire contradictoires, à la mesure de bases scientifiques constamment en évolution, cependant que ses finalités s’avèrent plus complexes qu’il n’y paraît. D’autre part et surtout, le dit “objet” est avant tout un acte qui s’inscrit dans une relation, entre deux subjectivités qui vont interférer de façon majeure, voire déterminante, sur la nature même du produit, son usage et ses effets – étant entendu que cette dimension subjective n’est évidemment pas homogène mais s’avère de poids très variable selon le type d’activité.
Et pourtant les évaluateurs, à la recherche de référentiels maniables, prétendent obtenir une standardisation des “produits”, standardisation qui ne peut s’opérer que par leur réduction à un “noyau dur”, précisément désubjectivé, comme par le contrôle de la “chaîne de fabrication” (ce qui se dessine à travers l’exploitation potentielle du dispositif informatique, entre logiciels d’aide au diagnostic et d’aide à la prescription…). A partir de quoi la qualité s’appréciera à la mesure de l’adéquation plus ou moins parfaite du produit à ce standard prédéfini, déterminé par l’évaluateur selon les priorités qu’il aura fixées, par exemple aussi bien économiques que scientifiques.(1)
Ainsi le “contrôle de qualité” peut, en l’occurrence, devenir l’instrument d’un système de distribution des soins totalement administré, dirigiste ; l’utilisateur devra toujours être “satisfait”, à ceci près qu’il n’est plus le malade mais l’Etat, ou les structures substituées, sous le couvert d’une “politique de santé” dont il fixe lui-même les objectifs.
On rétorquera à cela qu’un tel transfert de la demande peut être évité si ce sont les praticiens eux-mêmes qui assurent cette évaluation de la qualité : il serait néanmoins et bien évidemment entendu qu’ils interviendraient selon les programmes qui leur auront été assignés, pour une politique dont ils assumeraient la responsabilité mais dont ils n’auraient pas la maîtrise (contrairement à ce que pourrait laisser entendre l’expression de “maîtrise médicalisée”). Et, de toute façon, la tutelle n’entend nullement “laisser faire” : on le voit bien dans la manière dont elle conteste l’efficacité des Comités médicaux paritaires locaux (CMPL) en matière de R.M.O. et autres régulations en créant ses propres tribunaux, non paritaires et sans appel (les C.M.R.), en dévoluant par ailleurs un rôle et un pouvoir accru aux médecins-conseils sur l’activité des praticiens, en instituant enfin des Agences gouvernementales qui détiennent seules la capacité de fixer les critères de référence…
Mais, et pour autant que cela s’avérerait nécessaire, la deuxième partie de la proposition de M. Johanet, l’exigence de “transparence absolue”, vient confirmer, à mon sens, la prétention totalitaire des procédures prônées. C’est quoi, cette transparence ? Celle de l’activité de chaque praticien à travers son dénombrement ? Celle-là est depuis longtemps acquise, à la mesure de la fiabilité des enregistrements statistiques, dont les approximations ou parfois le caractère fantaisiste de certaines données (dans les R.I.A.P. par exemple), de la seule responsabilité de la saisie administrative, n’altère pas cependant pas significativement la validité en termes de masses (cf. les S.N.I.R.). C’est bien de la nature et du contenu des actes qu’il est question, ce que confirme l’appel au codage des actes et des pathologies. Et il est non moins évident qu’on entend aller très au-delà de larges et simples catégorisations : que signifierait autrement le terme d’absolu ? Le tiers tutélaire entend bien ainsi s’installer entre le praticien et son patient, afin de ne plus rien ignorer le la relation qui les engage.
Fantasme technocratique me dira-t-on ! Oui, probablement, si l’on tient compte du fantastique appareillage bureaucratique que cette prétention implique. Un peu moins fantasmatique néanmoins si l’on songe que c’est le praticien lui-même qui aura l’obligation de se livrer ainsi, la véracité de ses informations vérifiée par croisement avec le fruit des contrôles inquisitoriaux exercés sur sa “file active” (ils sont déjà largement en usage, ces contrôles, ce n’est plus de la bureaucratie-fiction ! Où l’on retrouve le mythe du Panoptikon qui m’est cher, à ceci près que ce seront les “surveillés” eux-mêmes qui veilleront à rester dans le champ de l’observatoire…
Que devient notre médecine en tout cela ? Et surtout, que restera-t-il de la psychiatrie ? Ne vous fondez pas trop sur “l’exception” qui nous tint longtemps de statut (souvent à notre détriment d’ailleurs). La tendance “objectivante-transparente” existe en notre sein, avec ses dogmes et ses outils, elle s’affiche même ostensiblement et ne peut que sortir renforcée des exigences de la conjoncture politico-administrative. Alors, pessimisme lui aussi absolu ? F. Kafka, H-G. Wells, G. Orwell, Philip K. Dick avaient raison ?
Il nous reste de solides raisons de lutter, pour développer encore ce qui a toujours été une des caractéristiques fondamentales de notre discipline – ce dont on la raille parfois : notre besoin de fouiller, de creuser, de remettre en question, d’édifier et de démolir des théories, sans cesse fouaillés que nous sommes par la part “d’obscurité” irréductible du fonctionnement de l’esprit humain et de sa souffrance. Peut-être la qualité de notre travail se mesure-t-elle plus à travers l’intensité des interrogations que l’accumulation de prétendues certitudes ?
S’il doit exister un jour une “médecine mentale” parfaitement codée, transparente et aseptisée, peut-être serons-nous nombreux à “prendre le maquis”, au risque d’être accusés de chamanisme, de sorcellerie, d’irresponsabilité ou, pire, d’inadaptation, plus fous que nos fous, mais farouchement déterminés à préserver un espace de liberté, de cette liberté de l’âme (j’ose !) qui est au fond la seule chose qui nous intéresse. Lyrisme ou emportement, on ne doit pas s’y tromper : je ne prétends nullement ramener la psychiatrie à des incantations romantiques. Le travail scientifique y a toute sa place, mais celui-là même nous enseigne que l’erreur, la fausse croyance, sont peut-être bien du coté de ceux qui prônent la transparence. A quelle rigueur scientifique, en effet, est-il fait appel pour en légitimer l’exigence ? Pouvons nous avoir encore la naïveté de croire que l’observation ne modifie pas ce qui est observé quand ce siècle finissant aura vu les sciences même les plus “dures” en reconnaître l’impossibilité ? La prétendue “exigence scientifique” à laquelle on voudrait nous contraindre pourrait n’être qu’un dénombrement d’objets imaginaires qui ne doit pas faire illusion quant à sa validité. Cela n’a rien à voir avec une véritable démarche scientifique qui, certes, n’abdique jamais devant la complexité de la réalité mais avec suffisamment de lucidité pour ne pas méconnaître à chaque instant ses propres limites.
C’est seulement à ce prix que le travail scientifique peut assurer une fonction de libération et non pas asservir à des procédures d’aliénation venues d’ailleurs…
Gérard BLES
(1) Démarche antithétique de l’évaluation traditionnelle des “ services ” dont le critère majeur demeure la satisfaction de l’utilisateur, c’est-à-dire l’adéquation du produit à son désir (au sens le plus large), sous le couvert de facteurs régulateurs divers, de la loi du marché à l’éthique professionnelle, en passant par le respect de dispositifs légaux ou réglementaires.