Chronique : questions anciennes, questions nouvelles

Gérard Bles
Retour au sommaire - BIPP n° 22 - Juin 1999

Pourquoi diantre devient-on psychiatre " libéral " ? Toutes sortes de motivations ont pu nous être prêtées, des plus " viles " au plus distinguées.

L’appât du gain est évidemment le ressort le plus facilement stigmatisé. Il l’est dans la bouche de technocrates rapporteurs, grands connaisseurs de l’âme humaine comme chacun sait, ou dans celle de contempteurs plus ou moins politisés (ou s’imaginant tels) qui ne sauraient voir dans un rapport d’argent explicite et personnalisé que vénalité, injustice, exploitation de la souffrance humaine, vampirisme légalisé – ces derniers oubliant au passage que les rémunérations " institutionnelles " autorisent bien d’autres formes de " profit " qui ne sont pas que de pouvoir. La modestie moyenne des revenus finaux est pudiquement méconnue dans la mesure où cette réalité cadre mal avec les fantasmes que les critiques peuvent nourrir sur le caractère grandiose de leur propre renoncement (à la richesse sinon à la gloire…).

Laissons de côté l’hypothèse d’une difficulté quelconque à accéder à une carrière de service public : le nombre de postes vacants ferait plutôt appel d’air. Certes, les premières étapes de la dite carrière ne sont pas matériellement gratifiantes mais, s’inscrivant dans la continuité d’une formation et d’un engagement, c’est d’abord l’attachement à l’institution comme modèle bien identifié de fonctionnement qui détermine le choix d’y poursuivre son travail.

Le goût de la facilité ou, plus en amont, le refus de se colleter avec les formes les plus lourdes de décompensation psychique nous sont également imputés. Il est vrai que les pesanteurs subsistantes du travail hospitalier en ont découragé quelques-uns – mais les pratiques de secteur ont permis à nos collègues du service public de " sortir des murs " et, bien des fois, de calquer une part importante de leur exercice sur les modalités de prise en charge privées – cependant que, désormais, un nombre conséquent de psychotiques dits " lourds " choisissent d’être suivis " en ville ". Nos " files actives " ne se tissent pas que de déprimés " simples " (le sont-ils jamais ?) mais tout autant de ces patients que l’on classe, s’il le faut, parmi les " états-limites ", dont une des caractéristiques, justement, est de donner beaucoup de fil à retordre au thérapeute dont ils déjouent obstinément les repères comme les stratégies soignantes. Nous avons aussi notre lot de paranoïaques " menaçants " ou de paranoïdes imprévisibles – à ceci près que nous n’avons ni l’arme, ni le handicap de la contrainte. Si " facilité " il y a, c’est sans doute là qu’il faudrait la repérer : l’existence fondatrice d’une demande, dont le respect nous dépossède au passage de certaines formes du pouvoir dont par ailleurs elle nous investit.

L’échappement au contrôle institutionnel sous toutes ses formes alors, qui nous permettrait de mijoter notre petite cuisine loin des regards ou des écoutes indiscrètes ? Ce contrôle serait ici à repérer à deux niveaux : celui qui se joue d’abord à l’intérieur même de l’institution soignante, explicitement ou non, à travers les hiérarchies ou par le biais de l’exercice collégial et de la décision collective – avec ses pesanteurs qui peuvent confiner à une véritable inhibition décisionnelle. Quant au contrôle d’ordre administratif, s’il fut longtemps lointain et respectait globalement l’indépendance du thérapeute, les choses, depuis quelques années, tendent à se modifier considérablement. Il est vrai qu’une certaine absence de transparence exaspère ceux qui se donnent pour mission de nous contrôler et les rend tout-à-fait suspicieux à l’encontre de notre " industrie " : ne serions-nous pas capables, à l’instar de Pénélope, de défaire un jour ce que nous avons tissé la veille (pour autant que nous ayons tissé quelque chose…), histoire de " faire durer " notre intervention ? Si encore nous prescrivions avec constance, on pourrait nous suivre à la trace et vérifier notre conformité dans l’observance des RMO – mais les psychothérapies ! Voilà bien une démarche obscure, opaque même, non codifiable, non évaluable, dont on a l’impression qu’elle nous sert de refuge pour n’en faire qu’à notre tête, voire selon nos seuls besoins. Ce serait là une vraie " niche de pouvoir " - sur nos patients passe encore, mais surtout face à nos contrôleurs, ce qui est proprement insupportable. Il serait bien pratique, à cet égard, que ce type d’entreprise trouve un statut mieux défini – comme les séances de kinésithérapie – dont on fixerait le nombre et dont, mieux encore, on déléguerait la réalisation à des intervenants sous-spécialisés et forcément moins payés !

Mais de tout cela, sans doute, le jeune – ou moins jeune – psychiatre qui s’oriente vers la pratique libérale n’a qu’une vague intuition – ce d’autant qu’il a eu assez peu l’occasion de fréquenter au cours de sa formation les collègues plus anciens qui ne lui parleraient pas seulement de science mais aussi de pratique. Alors, où s’origine ce choix d’une pratique solitaire ? Peut-être bien justement non dans le goût de la solitude en elle-même mais dans ce que celle-ci implique de capacité ou d’aspiration à se libérer du collectif soignant en assumant personnellement la responsabilité de la décision thérapeutique et de son application – tout en s’attachant au caractère individuel de cette prise en charge. La formation spécifique à la relation, psychanalytique ou autre, contribue dans une large mesure à alimenter l’intérêt du thérapeute pour le destin de chacun de ses patients dans une continuité temporelle assurée.

On pourrait dès lors comprendre l’enthousiasme modéré (il s’agit bien d’une litote…) manifesté par de nombreux psychiatres libéraux devant l’engagement qu’on leur propose dans des réseaux de soins, ce qui implique nécessairement qu’ils se dégagent d’une partie de leur activité de soin propre au profit d’autres fonctions, qu’elles soient " d’expertise " mais aussi de coordination, de formation et de supervision des autres acteurs de santé, de définition collective de projets communs, de pratiques " consensuelles ", de définition de " parcours ", qu’il s’agisse du malade ou des soins eux-mêmes – et d’évaluation bien sûr, plus ou moins systématique, des actions ainsi menées. Non que ces implications institutionnelles soient sans intérêt mais parce que, très consommatrices de temps et d’attention, elles réduisent d’autant leur disponibilité soignante, qui reste pour eux leur motivation majeure.

On leur promet certes, à ces libéraux, de nouvelles formes de rémunération (?), nécessaires évidemment, mais ici non déterminantes. 50 % d’entre eux sont d’ailleurs déjà engagés dans un temps partiel institutionnel qu’au demeurant ils éprouvent souvent actuellement comme décevant. En faire plus encore ? S’impliquer encore plus dans des fonctionnements dont on sait bien qu’ils n’échappent guère à une certaine emprise bureaucratique ?

Il existe déjà des réseaux " ad hoc " à la mise en œuvre desquels ils contribuent, qu’il s’agisse de PEA, de toxicomanies, de Sida, d’exclusion ou autres. Ils apprécieraient sans doute que soit mise en place une coordination avec les services sociaux, actuellement inexistante, voire refusée. Mais sont-ils prêts à admettre que toute leur activité libérale se retrouve progressivement encadrée dans des mises en œuvre collectives ?

La question est à l’ordre du jour. La/les réponses sont difficiles.

Gérard BLES


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