Le plan Johanet : de la Sécurité Sociale aux HMO ?

Jean-Jacques Laboutière
Retour au sommaire - BIPP n° 22 - Juin 1999

C’est bien sûr la proposition de réduction autoritaire et inacceptable du CNPSY de 225 à 215 F qui a d’emblée frappé les psychiatres libéraux lors de la publication en mars dernier du Plan Stratégique de la Caisse Nationale d’Assurance Maladie rédigé par Monsieur Johanet. Cette mesure ne doit cependant pas faire perdre de vue certains aspects plus fondamentaux de ce projet qui se veut en fait une véritable révolution de l’assurance maladie.

Ce plan se donne comme principal objectif d’introduire dans le système sanitaire une démarche qualité généralisée. Certes, la qualité des soins est en elle-même un objectif dont ne pouvons que reconnaître et défendre l’intérêt. Toutefois nous allons voir qu’il serait fort naïf de croire que " qualité des soins " et " démarche qualité " soient deux notions superposables car, ainsi que nous le rappelle d’emblée M. Johanet, cette dernière obéit à des critères stricts dont la simple mise en œuvre constituerait déjà un profond bouleversement.

Le premier de ces critères est la sélection, sélection d’une part des besoins sanitaires et d’autre part des producteurs de soins.

En effet, dans le cadre de cette démarche qualité, il ne saurait plus être question de prendre en charge les besoins au seul nom de la demande des patients. C’est à l’État, et à lui seul, que Monsieur Johanet reconnaît la légitimité de déterminer quels sont les besoins de soins de la population. Ces besoins devront être déterminés non seulement quantitativement mais aussi dans leur nature en distinguant tout particulièrement les besoins de santé qui appellent une réponse strictement sanitaire de ceux qui imposent des mesures environnementales. Que faut-il entendre par ce terme très vague ? Devons nous craindre ici pour nos pratiques ? Seul, sans doute, l’auteur le sait-il mais observons que le plan pose d’emblée cette possibilité d’exclure les prises en charges qui pourraient paraître plus " environnementales " que sanitaires. Observons de surcroît que M. Johanet prend grand soin de se défausser sur l’État de la lourde responsabilité de la détermination des besoins sanitaires, ne gardant pour les Caisses que celle d’administrer les moyens.

La sélection des soins dérive quant à elle directement de la sélection des besoins. C’est à l’Assurance Maladie qu’il appartiendra de choisir le " panier de biens et de services " nécessaires à la prise en charge des seuls besoins préalablement déterminés. Ces prestations sanitaires, ces produits, comme le dit l’auteur, seront sélectionnés en fonction de critères de qualité, ce qui conduit du même coup à abandonner le " conventionnement automatique et à vie des prestataires ".

Ainsi, comme le souhaite Monsieur Johanet, l’assurance maladie cessera d’être le payeur aveugle qu’elle est aujourd’hui pour devenir un acheteur avisé.

M. Johanet ne se leurre cependant pas sur le fait que ses propositions auraient fort peu de chance d’être mises en œuvre si les critères permettant de déterminer d’une part les besoins et d’autre part l’utilité, la qualité et le coût des soins n’étaient déterminés que par l’Assurance maladie. Il invite donc chacun des acteurs de notre système sanitaire à prendre ses responsabilités mais ne les invite pas pour autant à la table des négociations

Il juge plus habile de les diviser en leur distribuant les rôles. À l’État, comme nous venons de le voir, celui de définir les besoins de soins et la politique de Santé Publique ; à la communauté scientifique et à l’assurance maladie d’assurer conjointement la mission de déterminer l’utilité des soins ; la qualité des soins dépendra de la seule communauté scientifique et les coûts ne seront du ressort que de l’assurance maladie, ce qui permet au passage à l’auteur de plaider pour une plus large autonomie de cette dernière.

Bien étrange conception du partenariat que celle-ci, qui consiste en fait à se réserver l’entière maîtrise comptable ainsi qu’un droit de regard sur l’utilité des soins tout en déportant sur les autres instances l’incommensurable des besoins et de la qualité des soins …

Enfin, la pulsion scopique de M. Johanet est désormais légendaire. Il eût donc été surprenant que, sous sa plume, la transparence ne fût pas elle aussi exigible en matière de démarche qualité.

M. Johanet reprend ici les thèmes qui lui sont chers : codages des actes et des pathologies, mais y ajoute l’obligation de coder tous les actes de soins, qu’ils soient remboursables ou non. Selon lui, il faut bien en effet que même les actes qui n’appartiennent pas au panier de soins puissent être " tracés " pour qu’ils puissent en faire un jour parti s’ils s’avéraient d’une utilité incontestable.

La transparence ne saurait cependant se limiter à ces codages. Les praticiens eux-mêmes doivent devenir transparents en se soumettant à des procédures de recertification périodique. Il suggère d’ailleurs de commencer par les praticiens les plus anciens, laissant donc clairement entendre que c’est l’expérience professionnelle qui rend opaque : devons-nous en déduire que pour rester transparent un praticien devrait renoncer à soigner ? Toute son argumentation, il est vrai, va dans ce sens…

Les patients eux-mêmes sont bien sûr invités à cette transparence. M. Johanet leur demande de comprendre que l’abandon du secret médical constitue non seulement une juste contrepartie de la prise en charge de leurs soins par l’assurance maladie mais encore une nécessité pour la qualité des soins. Ainsi qu’il ne craint pas de l’écrire : " La qualité totale des soins est antinomique avec la préservation absolue de l’intimité. "

Sous la noblesse de l’intention (la démarche qualité), il est donc clair que c’est en fait à un changement radical de logique que veut aboutir ce plan. Il ne s’agit de rien de moins que de mettre en place un système de manage-care dans le cadre duquel le soin est définitivement assimilé à un produit industriel, l’art du praticien est réduit à une technique de production standardisée et la relation médecin-malade est obligatoirement triangulée avec l’assurance maladie qui décide tout autant de la légitimité de la demande de soins que la réponse thérapeutique à apporter.

Cette évolution pouvait être redoutée depuis plusieurs années et sans doute l’influence du patronat et de la pensée libérale au sein du conseil d’administration de la CNAMTS n’a-t-elle rien fait pour freiner ce mouvement. C’est pourquoi il importe désormais d’être clair et net : le Plan Johanet reviendrait, s’il était appliqué tel quel, à créer une Health Management Organization sur le modèle américain, et ceci à l’échelle de notre pays tout entier.

Chacun en connaît bien le principe. Un assureur prend en charge une population et assigne les patients ainsi pris en otage aux seuls soins qu’il décide de rembourser. En dépit d’inlassables et subtiles justifications en terme de qualité des soins, la détermination du panier de soins remboursables obéit prioritairement à des considérations comptables, au point que l’on a vu déjà des médecins américains dénoncer le fait que des gestionnaires de HMO leur interdisaient parfois d’informer leurs patients de certains progrès thérapeutiques jugés trop coûteux. De surcroît, il n’est pas entièrement prouvé que ces HMO permettent de résoudre le problème de la croissance des dépenses de santé : les États Unis, où ce mode de prise en charge représente maintenant environ 40 % des assurés, soit une part très significative de la population, reste le pays dans lequel les dépenses de santé par habitant restent les plus élevées au monde.

Nous savons bien que M. Johanet protestera que son plan n’a rien avoir avec ce genre d’organisation. Mais, pour notre part, nous ne voyons pas en quoi il s’en distingue.

Mais surtout, nous savons bien que l’introduction du manage care aux États Unis a complètement dénaturé la pratique libérale de la psychiatrie car c’est dans notre discipline, en effet, que l’écart entre la qualité des soins et une démarche qualité brutalement importée de la culture industrielle s’avère sans aucun doute le plus sensible. Sans nous attarder à développer ce qui est évident pour chaque psychiatre, nous savons bien que notre opératoire thérapeutique ne peut se décrire en terme de gestes standardisés et que le patient ne peut être réduit à un objet de soins.

Or c’est ici que les amalgames, issus de la pensée ultralibérale, entre le soin et le produit industrialisé, la demande de soins et la consommation, le praticien et le producteur, développent leurs effets les plus pervers. Du fait même que l’acte psychiatrique – trop opaque dirait sans doute M. Johanet – ne peut être appréhendé au travers des procédures de démarche qualité calquées sur les modèles industriels, il est de fait rejeté dans la géhenne de la " non-qualité ", dans le domaine des soins suspects d’être inefficaces et inutiles du simple fait que leur qualité ne peut être objectivé, encore moins mesurée, hormis le bénéfice que le patient en retire lui-même. Mais ce dernier n’a ici aucune importance puisque tout le système est pensé comme une économie des soins pour une population entière et non pas en termes de soins spécifiques pour un patient donné.

À ce titre, la réduction autoritaire du CNPsy, justifiée dans le Plan Johanet du seul fait que les psychiatres libéraux auraient trop largement dépassé leur part de l’enveloppe en 1998, peut aussi être entendue comme le signe annonciateur du mépris dont notre discipline risque d’être l’objet du simple fait qu’elle n’est pas assez instrumentée ni assez " transparente ".

À ce mouvement qui pourrait s’avérer dévastateur, l’AFPEP-SNPP peut opposer près de trente ans de travail, de réflexion, de recherche qui permettent incontestablement de rendre compte de l’utilité et de la qualité de nos soins. Il est plus que jamais impératif de poursuivre ces efforts.

Jean-Jacques LABOUTIÈRE


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