Chronique : Un si joli petit panier...

Gérard Bles
Retour au sommaire - BIPP n° 23 - Septembre 1999

Ils ne sont pas d’accord … Martine Aubry, Gilles Johanet, Claude Maffioli, Dinorino Cabrera, Richard Bouton, la Mutualité, le MEDEF, la CFDT, AXA et bien d’autres ! Tous ces protagonistes de l’aventure médico-sociale s’opposent à qui mieux mieux, chacun se prévalant de n’avoir pour seul souci que le bien commun, l’avenir de la santé, l’équilibre des comptes de la Sécurité sociale, chacun entendant imposer sa ou ses recettes (de cuisine, pas d’argent – encore que…). Attendez : si ! Il est cependant un maître mot (s’agit-il d’un concept ?) sur lequel ils se retrouvent – ce qu’en informatique on appelle un lien, le bien nommé : le panier…

Non, non ! Pas le panier de crabes, le joke est trop facile… Ni celui accroché au bras de Bécassine d’où surgit, cancanant, le bec de quelque belle oie dodue. Mais un récipient très sérieux, du genre de ceux avec lesquels on fait son marché (l’économie de marché, vous connaissez ?) : le panier de soins. Une variété de panier de la famille des " paniers de biens et de services " familiers aux économistes.

Puisqu’il s’agit d’une chose sérieuse, tentons d’en parler sérieusement. Que recouvre donc cette métaphore ménagère devenue ces derniers temps la clé des élaborations de tous les réformateurs du " système " ?

Revenons en arrière : jusqu’à présent, notre système dit d’assurance maladie, solidaire (et désormais universel), couvrait l’ensemble des soins dispensés à la population souffrante à l’initiative des médecins et plus généralement des professionnels de santé selon, en principe, les seuls critères du besoin, de la science et de l’éthique. Les progrès scientifiques et techniques de tous ordres aussi bien que l’allongement de la durée de la vie, l’apparition de nouvelles pathologies, l’extension de l’information du public et de ses exigences de bien-être - donc l’accroissement de la demande, comme la sophistication des réponses qu’on pouvait lui apporter, ont entraîné une considérable augmentation des dépenses de santé et des besoins de financement pour y répondre. Ce peut être une politique choisie : ce le fut aux origines, nonobstant le terme d’Assurance (sociale) utilisé pour désigner le dit système – une politique développée justement en dehors de toute logique assurantielle et dont les seuls mécanismes de régulation ressortissaient de procédures de contrôle sur l’ouverture des droits, le bien-fondé de la demande et, désormais prévalentes, sur la pertinence de la réponse.

Mais les " financeurs " originels dudit système, les employeurs, après s’être empressés d’oublier que leur contribution était censée représenter pour les travailleurs et leurs ayant droit un " salaire différé ", se sont très vite affolés. Et ils n’ont eu de cesse qu’on les décharge de ce poids qu’ils accusaient d’obérer leur prospérité (aux dépens de l’emploi argumentent-ils aujourd’hui avec opportunisme – même si la référence au profit n’apparaît plus aussi indécente à beaucoup). Ce fut long, mais, tenaces, ils ont ébranlé la forteresse, obtenant que l’on diminue leurs charges et qu’on les transfère de plus en plus sur le budget de l’État via la fiscalisation des cotisations, tout en dénonçant une inflation des dépenses tour à tour imputée à une demande excessive puis à une offre pléthorique et incontrôlée (aux erreurs de gestion aussi, mais pour d’autres visées…). L’État, à travers ses gouvernements successifs, de droite ou de gauche, a tenté depuis plus de vingt ans d’enrayer un processus dont il se trouve au demeurant de plus en plus comptable – se mettant en cela au diapason des autres pays européens qui s’acharnent avec des bonheurs variables à réduire l’importance des dépenses de santé selon des suggestions communautaires très concrètes proposées dès avant 1980 (on retrouve partout les mêmes méthodes…).

C’est un échec patent, même si on peut l’estimer tout relatif (avec un dépassement de l’ordre moyen de 2 % des budgets prévisionnels). D’où la conviction de plus en plus ancrée qu’il est impérativement nécessaire d’allonger ces dépenses sur un divan de Procruste. Non seulement les organismes sociaux ne doivent plus être des " payeurs aveugles " mais ont à se transformer en " acheteurs " éclairés et discriminatifs, non seulement ils doivent renforcer sévèrement les contrôles de tous ordres (comme vient de le leur rappeler encore la Cour des Comptes), mais désormais tout le monde (sauf les malades peut-être…) s’accorde à soutenir que toute la demande de soins ne peut plus être prise en compte et qu’on ne peut plus tout faire pour y répondre. Il faudra faire des choix, donc définir le panier des soins pris en charge, et ceci de façon révisable selon les résultats… financiers.

Plus que d’une évolution, il s’agit bien d’une mutation, d’un changement de logique, du passage à ce que l’on peut appeler la logique assurantielle, celle qui régit déjà les H.M.O. aux États-Unis. On couvrira les risques non plus en fonction des objectifs sanitaires mais en fonction des limites d’un budget préétabli, lui-même calculé en fonction des primes recouvrables (pardon, des cotisations). On ne parle pas encore de " marges ", mais certains incontestablement y pensent. Et pour assurer cet équilibre, on procédera à des études actuarielles approfondies (cela porte d’autres noms en médecine, mais qu’importe) permettant une prévision des risques, une mesure de leur incidence financière et une évaluation de l’opportunité économique de leur prise en charge (ce qui peut aller jusqu’à renoncer aux " réparations " – décision courante dans le monde automobile par exemple mais qui s’applique déjà, " ailleurs " bien sûr, pour certaines démarches thérapeutiques). Ces risques rentreront d’autant mieux dans le " panier de soins " qu’ils seront statistiquement cadrables et autoriseront ainsi une saine gestion prévisionnelle des dépenses.

Et alors, me direz-vous, il est temps d’être sérieux, moderne et tout et tout…Puis-je cependant attirer votre attention sur la manière dont la psychiatrie, les soins psychiatriques, arriveront à se glisser dans le dit panier ? Prévisible le risque psychiatrique, dans son incidence, ses conséquences de tous ordres, sa durée, son coût de gestion thérapeutique ? Quelques-unes ont depuis longtemps de forts doutes à cet égard, puisque déjà certaines Mutuelles ou Assurances en refusent la prise en charge. En tous cas, pour faire entrer dans le panier ce risque-là, il faudra bien le ramener au plus mesurable, quantifiable : le symptôme par exemple, ou des entités cliniques comparables, aussi simples – tout comme les thérapeutiques utilisées devront être cadrées dans leur durée comme leurs effets immédiatement observables. Désubjectivisez-moi tout cela, que diable ! Ne parlons plus de destinées individuelles, de causalités personnelles, de cas particuliers, de résistances, de contexte environnemental et autres billevesées incontrôlables. Première cible, bien évidente : les psychothérapies, tout au moins celles dont le protocole et la durée ne sont pas déterminés une fois pour toutes, a priori, quel que soit le devenir du sujet. Déjà, dans d’autres pays, leur durée est strictement limitée, en temps ou en nombre de séances. Chez nous, on l’a dit, certains organismes complémentaires en refusent la prise en charge. Autant renvoyer tout cela " au non-soin ", comme cela se met déjà en place pour les psychoses dîtes chroniques, transférables tôt ou tard du médical au médico-social, c’est-à-dire au handicap et à l’assistantiel...

Il faut avoir bien conscience que c’est une remise en cause radicale de la substance même de la psychiatrie que nous pratiquons qui est ici en cause – une conception de la souffrance psychique et de sa prise en charge pour laquelle nous nous battons, publics et privés, depuis des décennies. Pouvons-nous renoncer ainsi sans coup férir aux progrès acquis alors même que nous les jugeons encore bien insuffisants ?

C’est pour cela, me semble-t-il, que les psychiatres ne peuvent que récuser la logique du panier, refuser le transfert de la couverture maladie aux Assurances privées ou quoi que ce soit qui y ressemble. Allons-nous nous retrouver seuls encore une fois, renvoyés à notre marginalité imaginaire ? Ce n’est pas si sûr : d’autres médecins, généralistes ou spécialistes, prennent conscience eux aussi du danger. On nous jettera probablement dans le même panier, celui des irréalistes réfractaires au progrès – ou celui des idéalistes passionnés (des " idéologues " comme vient de nous qualifier une charmante consœur promotrice de réseau). Mais il est peu probable qu’on nous soigne pour cela : trop cher, trop long, trop aléatoire, sans grand intérêt. Ce sera toujours cela d’économisé !

Nous n’avons pas fini de nous battre…

Gérard BLES


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