Médecine et psychiatrie

Pierre Cristofari
Retour au sommaire - BIPP n° 23 - Septembre 1999

La médecine a probablement plus à perdre de l'éviction de la psychiatrie de son champ d'intervention traditionnel que la psychiatrie elle-même. Une rupture, qu'entraînerait-elle

Pour les psychiatres, une déqualification. Assimilés aux actuels psychologues, nous subirions sans doute une perte de nos revenus : nous n'en sommes plus à ça près…

Quelques-uns d'entre nous, hospitaliers pour la plupart, géreraient les traitements pharmacologiques - car il faudra bien que quelqu'un fasse ce travail-là, qui ne pourra être confié à un non-médecin. À peu de choses près, ce seront de nouveaux aliénistes, avec tout le chemin à refaire… Les autres se verraient confier, de façon prescrite, des psychothérapies détachées du contexte. Par exemple : "psychothérapie de soutien, une séance hebdomadaire. Qsp 3 mois. À renouveler." Cela, pour les praticiens conventionnés, titulaires d'un CES ou d'un DES de psychiatrie, ou d'un DESS de psychologie. Déqualification simple, sans grande conséquence économique pour nous, très bénéfique pour les psychologues. En attendant que d'autres, infirmiers spécialisés en psychiatrie et chevronnés, par exemple, ne réclament à leur tour - et à juste titre dans ce contexte - la possibilité d'être reconnus aptes à faire le même travail.

Beaucoup des psychiatres qui se déconventionneront profiteront de l'augmentation de la demande en soins psychiques, acceptant alors de ne recevoir que les patients les plus riches. Ils ne seront plus médecins, mais "psychothérapeutes". Ils seront, c'est vrai, encore plus que maintenant, soumis à la concurrence de praticiens auto proclamés, ou formés par toutes sortes de filières échappant à la Faculté de Médecine, avec des risques de dérives charlatanesques majorés. Mais, cahin-caha, ils parviendront jusqu'à la retraite.

La question de la souffrance, elle, en prendra un coup. Certes, elle recevra, de fait, une réponse théorique, encore que de façon un peu psychologisante, un peu bébête : la rupture entre corps et esprit sera consommée. Toute souffrance ne nécessitant pas un geste technique, un geste manuel, ne sera plus du ressort du médecin. Exit le "traitement moral". Le psychiatre aliéniste, n'ayant nulle stratégie thérapeutique à développer, retournera à la réduction des symptômes les plus florides.

Et le médecin, que fera-t-il, si on le prive de la référence à la psychiatrie ?

On connaît la belle formule de François Oury : "la psychiatrie est ce qui reste de la médecine quand on lui a enlevé ce qui est commun avec l'art vétérinaire". Et la médecine vétérinaire ne manque ni de noblesse, ni d'intérêt. Les vétérinaires cumulent une finesse clinique associée à une conscience claire des réalités économiques et des coûts des traitements : ce sont là des compétences séduisantes pour un directeur de Caisse d'assurance…

Ainsi présentée, voilà la question qui se posera à tous les médecins. Certains, et ce n'est pas leur faire injure, se fondraient volontiers dans une pratique de type vétérinaire : précise, technique, sans discours sinon sans états d'âme. D'autres, habitués à une tradition dite à tort "humaniste" (à tort parce que l'art vétérinaire n'exclut pas l'humanisme), resteront plus attentifs au devenir de leur patient, à sa souffrance, qu'à la guérison de sa maladie mesurée en termes anatomo-cliniques. Ceux-là seront-ils prêts à admettre que la seule souffrance que le médecin ait à prendre en compte est la souffrance physique ? Que la psychiatrie - le paradigme de la tentative de soulager la souffrance du sujet, la souffrance globale - doive rester en dehors du champ de la médecine ?

La nature pourrait avoir quelque horreur du vide : nombre d'entre eux feront avec leurs patients le chemin un peu chaotique que nous autres, psychiatres, avons fait. Puis ils se spécialiseront dans ce qu'on appellera, sous ses différentes formes, la psychothérapie médicale, recouvrant en grande partie le champ de ce qui est aujourd'hui cette pratique à nulle autre pareille qu'est la psychothérapie du psychiatre. Certains d'entre eux, se regroupant, revendiqueront, outre le beau nom de "psychiatre", une formation spécifique, et un statut spécifique au sein de la médecine. On le leur accordera, car l'évidence leur donnera raison. Et la boucle sera bouclée : on aura juste gâché quelques décennies.

Fiction, bien sûr, car il est plus probable que le clivage entre le corps et l'esprit soit entériné par l'unification des métiers de médecin et de vétérinaire, autour d'une plate-forme de gestes minimaux. La médecine, définitivement supplantée par la santé publique - et les assurances privées - ne sera plus que la branche technicienne de celle-ci. Cette branche-là, qui la dirigera ? Le chirurgien ou l'ingénieur roboticien.

Pierre CRISTOFARI


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