"Sixième" lettre à mes patients

Retour au sommaire - BIPP n° 23 - Septembre 1999

Cette autre lettre est la première qui avait été préparée pour cette rentrée. L’actualité nous amené à diffuser en priorité la " Cinquième ", qui recherche plus précisément une mise en alerte " politique " de ses lecteurs, incitation qui nous paraît des plus indispensables dans la conjoncture. Mais il nous a semblé intéressant que vous puissiez disposer des deux modèles, avec leurs différences de ton, soit que l’une ou l’autre corresponde mieux au message que vous souhaiteriez transmettre, soit que vous puissiez utiliser l’une ou l’autre en fonction de leurs destinataires. Si vous désirez les reproduire, un tirage à part pourra vous en être adressé sur demande au secrétariat du S.N.P.P.

La rédaction

 

Madame, Mademoiselle, Monsieur,

Comme chaque automne, la loi de financement de la Sécurité Sociale va être débattue à l’Assemblée Nationale. Les média ne manqueront pas de la commenter largement, soulignant sans doute la nécessité dans laquelle nous nous trouvons de réduire toujours plus les dépenses de santé pour sauver notre système de protection sociale et consolider l’équilibre économique de notre pays. En marge de ce débat, vous entendrez aussi parler d’une manifestation réunissant le 17 octobre prochain toutes les professions de santé pour dénoncer avec force les dangers que la politique sanitaire du gouvernement fait courir à la population. Peut-être cette manifestation sera-t-elle présentée à l’opinion publique comme l’expression du corporatisme étroit des professionnels de santé ; mais peut-être les véritables enjeux de cette manifestation seront-ils enfin clairement compris…

Mise en péril de l’économie d’un côté, mise en péril de votre santé de l’autre. Peut-on juger sereinement face à de telles menaces ? Il n’est donc pas inutile de prendre encore une fois quelques minutes de votre temps pour vous livrer quelques éléments de réflexion.

Contrairement à ce que d’aucuns voudraient laisser croire, les professionnels de santé ne s’opposent pas au principe de la régulation des dépenses de santé. Citoyens comme vous, ils sont pleinement conscients qu’une croissance incontrôlée de ces dépenses pourraient entraîner de graves déséquilibres économiques, générateurs d’une précarité sociale qu’ils sont parmi les mieux placés pour observer et qu’ils dénoncent toujours avec détermination. Ce que dénoncent les professionnels de santé, c’est la manière inacceptable dont cette régulation prétend s’exercer. Inacceptable pourquoi ?

Inacceptable d’abord parce qu’il n’a jamais été établi d’inventaire des besoins de soins de la population et que la politique gouvernementale conduit inéluctablement à un rationnement des soins. Certes la société française ne peut se comparer aux sociétés sous-développées régulièrement frappées par de grands fléaux épidémiques et dans lesquelles le manque de moyens sanitaires est criant. Pour autant, de quelles certitudes les pouvoirs publics s’autorisent-ils pour prétendre que les besoins sanitaires du pays seraient si largement couverts qu’il faille impérativement réduire les moyens qui y sont consacrés ? Est-il si évident que nos hôpitaux disposent de suffisamment de personnel médical et soignant quand il n’est pas de service d’urgence dans lequel l’on ne doive attendre plusieurs heures avant d’être pris en charge ? Combien de temps faut-il pour obtenir un premier rendez-vous chez un spécialiste, que ce soit en ville ou à l’hôpital ? En un mot, les besoins sont-ils vraiment largement couverts ? Les professionnels de santé, bien souvent submergés par la demande de soins à laquelle ils ont à faire face, peuvent difficilement le croire et d’autant plus lorsqu’il est question de réduire encore leur effectif.

Inacceptable aussi parce que toute l’analyse des pouvoirs publics repose sur la croyance, pourtant jamais démontrée, qu’il existerait d’énormes gaspillages de soins. Certes il arrive que certains patients trop inquiets consultent parfois plusieurs médecins quand un seul aurait suffit ; l’on trouvera aussi des médecins qui recourent à des examens complémentaires qui s’avéreront après coup peu utiles. Mais les patients auraient-ils demandé plusieurs avis s’ils s’étaient sentis pleinement compris par le premier médecin consulté ? Les médecins auraient-ils demandés autant d’examens s’ils avaient eu le temps de s’entretenir plus longuement avec leurs patients ? Le supposé gaspillage que les pouvoirs publics invoquent est de toutes manières bien moins important que l’on ne dit mais, quand il existe, n’est-il pas souvent l’effet d’un " ratage " dans la relation médecin - malade, ratage qui pousse légitimement le malade à demander d’autres avis et qui entraîne le médecin à le rassurer (ou à se rassurer ?) par des moyens techniques quand le seul examen clinique aurait pu suffire dans une relation de bonne qualité avec le patient ?

Inacceptable enfin parce que les pouvoirs publics dérivent vers une réduction de la médecine à un catalogue d’actes techniques, de " recettes " bien codifiées, parmi lesquelles ne seraient plus prises en charge par l’assurance maladie que celles qui présenteraient le meilleur rapport qualité/prix. Ce raisonnement médico-économique, qui pourrait certes paraître de bon sens à première vue, peut cependant s’avérer dangereux à plusieurs titres, tant pour votre santé que pour l’équilibre financier de la protection sociale lui-même. Dangereux d’abord parce qu’il entraîne mécaniquement une perte de chance pour tout malade qui ne développerait pas une forme " standard " de pathologie. Dangereux aussi parce qu’il sape chez les malades la confiance en leur médecin pour faire tout ce qui est possible pour les soigner, renforçant ainsi la tendance à vouloir se rassurer en consultant plusieurs praticiens, mais surtout, ce qui est bien plus grave, induisant une défiance envers les traitements qui va à l’encontre de leur efficacité. Dangereux enfin parce qu’il pourrait peut-être un jour faire oublier aux médecins eux-mêmes qu’ils se doivent de tout mettre en œuvre pour restaurer la santé de leurs patients. De surcroît, une conception si réductrice des soins ouvre la voie à un " marché de la santé " dans lequel les soins, réduits à des procédures techniques strictement codifiées, pourraient être négociés comme n’importe quel produit marchand par des assureurs privés, ce qui menace à terme toute la philosophie de notre protection sociale, fondée sur la solidarité entre malades et bien portants. Quelle place restera-t-il à la psychiatrie dans un tel contexte ?

À cela les professionnels de santé opposent qu’une régulation des dépenses est possible mais avec d’autres moyens. Une régulation d’abord basée sur la qualité de la relation, indispensable pour que chaque patient ressente envers le médecin qu’il se sera choisi la confiance qui lui permettra de s’engager dans les traitements qui lui sont nécessaires. Une régulation qui ne néglige pas de mettre en œuvre des moyens suffisants, tant humains que matériels, certes coûteux dans un premier temps, mais incontestablement modérateurs de dépenses à terme du fait que les pathologies étant prises en charge plus précocement, elles le seront d’autant plus efficacement. Une régulation qui laisse donc véritablement place à la prévention, et reconnaisse que l’efficacité de cette dernière se fonde au moins autant sur la liberté du patient de consulter au moindre doute le médecin de son choix que sur des prescriptions hygiénistes effrayantes, voire coercitives. Une régulation enfin qui contribue à préserver notre système de protection sociale en ne confondant pas qualité des soins et standardisation, et en refusant que les soins soient assimilés à des produits marchands offerts à la voracité de prédateurs financiers, ce qui aurait pour premier effet d’exclure les plus malades et les moins fortunés du bénéfice de l’assurance maladie.

Notre pays bénéficie actuellement d’un équipement sanitaire dont la qualité est largement reconnue. Réduire cet équipement afin de sauvegarder l’équilibre des comptes est une décision politique qui dépasse les seuls professionnels de santé et engage la nation toute entière, dès lors que le débat est clairement posé. En revanche, peut-être est-il de la responsabilité des professionnels de santé, et notamment des psychiatres, de rappeler que, quelle que soit la qualité " objective " d’un système de soins, il n’a évidemment d’utilité en termes de Santé Publique qu’à la mesure de ce que chacun lui garde de confiance pour y avoir recours en temps opportun, c’est-à-dire bien avant d’y être contraint par un état déjà désespéré. Or ce n’est peut-être rien moins que le prix de cette confiance que les pouvoirs publics cherchent actuellement à retrancher des dépenses de soins…

Parlons en si vous voulez : votre psychiatre est à votre disposition pour cela.

Syndicat National des Psychiatres Privés

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