Chronique : tout savoir sur tout...
C'était l'idéal humaniste de la Renaissance – tout au moins c'est ce que l'on nous en dit. Mais bien plus tôt dans l'histoire de l'humanité, si l'on s'en réfère à la Genèse, toutes nos difficultés seraient déjà venues du désir de goûter du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal – un désir féminin de surcroît, celui d'Eve – et les fables nous enseignent que le désir de connaissance, serait-il passé au compte de la curiosité féminine, coûte toujours très cher aux intéressées, des filles de Loth à la septième épouse de Barbe-bleue.
On nous dit aussi que l'appétit de connaissance s'origine dans l'épistémophilie infantile – dans le désir de découvrir ce qui se passe derrière la porte close du mystère parental. Il est bien question, femme ou enfant, de transgresser un interdit. Un interdit qui a revêtu ses atours sociaux dans le combat de l'Eglise triomphante contre certains progrès de la connaissance, de Galilée à Giordano Bruno, contre toutes prétentions d'aller au delà du monde connu – mais aussi dans les infatuations péremptoires de la Faculté à l'encontre de toute novation. Religieux ou laïcs, il s'agit toujours de la défense des dogmes établis, mais il était tout autant question de préserver le pouvoir des maîtres et des clercs, seuls détenteurs supposés du savoir, soutenus par les princes face au peuple …
Un survol aussi cavalier (et peut-être tendancieux ?) de l'histoire comme de quelques mythes autorise cependant à dessiner l'un des enjeux majeurs et permanents de l'aventure humaine, un enjeu qui lui est bien spécifique : savoir, tout savoir, sur tout. Des commères cacquetant sur le pas de leur porte à l'alchimiste penché sur ses cornues, du philosophe plongé dans des réflexions abyssales au client inquiet de la voyante ou de la pythie, chacun quête pour un dévoilement des ultimes mystères. Le prix, prétend-on, en est la perte de son âme…
En cette affaire, les rôles apparaissent soigneusement distribués au départ : c'est l'homme, l'individu, qui cherche, c'est l'institution, concrète ou immatérielle, qui freine. " Qui est comme Dieu ? " interjecte le chef - archange en précipitant dans la géhenne le satanique désir. Le dieu sait tout mais préserve jalousement le secret des regards de ses indiscrètes créatures, qui se rangent derechef sous la bannière d'un quelconque et diabolique contestataire. On brûle le curieux insoumis ! C'est comme cela que le Monde reste en ordre. Quand il va trop y voir, l'investigateur ne manque pas de déchaîner le feu central, le bûcher, le crématoire ou Hiroshima ! Le livre, instrument diabolique par excellence, nourrit l'éternelle flamme.
Répartition des rôles ? Voire. Car l'institution, peut-être pour mieux assurer son pouvoir et se prémunir des méfaits de la connaissance, entreprend à son tour de tout savoir – non pas sur quelque vérité première, mais de tout savoir sur l'autre (on devrait dire " l'un "), sur ce qu'il fait et ce qu'il sait, sur sa révolte comme sur sa soumission, un autre qui non seulement n'échapperait jamais au regard mais serait même totalement transparent.
Jérémy Bentham avait proposé un système architectural, le Panopticon (1787), qui aurait permis que rien ne puisse, dans son enceinte, se dérober à la vue d'un unique observateur. Il est intéressant de noter qu'un tel système avait été conçu pour construire des prisons : il en existe de rares réalisations, Autun, ou San Stefano en Italie. Mais bien des architectures de surveillance s'en rapprochent, y compris celle de quelques " asiles ". Et Bentham pensait aussi à des crèches, des écoles ou des manufactures : un tel dispositif aurait dû permettre, estimait-il, de régler et contrôler, en les corrigeant et en les normalisant, les comportements de groupes sociaux nécessitant une surveillance…
Bentham l'a pensé, Johanet l'a fait…Enfin, n'exagérons pas : il voudrait bien ! Surtout, l'on remarquera que dans une telle perspective, il se montre meilleur architecte que les autres porte-voix de l'institution (l'Etat, l'administration, la bureaucratie, ce que vous voudrez). Car le gouvernement, quant à lui, produit plutôt des labyrinthes à la Piranèse, vous savez, ces escaliers qui n'en finissent pas de monter pour descendre…
Le pouvoir politique a toujours rêvé de tout savoir sur " les autres " : polices secrètes, Fouché, la Tchéka, la Stasi, les RG (ceux-là sont-ils vraiment à la hauteur ?), l'article 57 de la nouvelle loi de finances… L'informatique est en passe de devenir l'instrument idéal de cette démarche : on interconnecte à tour de bras – et aucune Enigma ne codera jamais de façon suffisamment subtile pour dérouter nos Javert…
Il est intéressant de noter au passage que cette quête perpétuelle présuppose qu'il y a quelque chose à savoir. Un de mes patients, brave homme affecté d'un lobe temporal quelque peu capricieux, rencontrant un jour dans une gare un premier ministre encombrant, grommela une interjection vengeresse : " Quel C… ! ". Il se retrouva environné de sbires, entraîné dans une officine de police où on le cuisina pendant des heures pour lui arracher tout sur le complot qu'il ourdissait au sein de quelque organisation secrète. Il en sortit fort effrayé et interloqué…sur lui-même !
La médecine contemporaine, toute imbue de la multiplicité sinon de la perfection de ses instruments d'investigation, inclinerait assez à suivre la même pente en explorant tout sur tout, souvent pour rien. Les psychiatres seraient-ils alors les derniers à admettre qu'ils ne peuvent en rien prétendre tout savoir de l'autre – en posant même que le savoir est détenu d'abord par l'autre, serait-ce à son insu , et qu'il appartient à lui seul de nous en concéder quelques bribes sur le tempo qui lui convient, ou qui convient à son inconscient ? Déformation psychanalytique gronderont certains : avec nos échelles et nos inventaires, aucune forteresse n'est imprenable – et dans un proche avenir, les neuro-sciences auront vite fait de rendre superflus tous ces procès de paroles pour ne rien dire. Il est vrai d'ailleurs que nos sociétés médiatiques se sont mises à exploiter les talents pour la communication de quelques uns de nos collègues en leur demandant réponse à tout : nous voilà devenus omniscients !
Enfin, pas moi – mais je me fais vieux. Peut-être ai-je oublié, mais je ne me souviens guère que d'interrogations réitérées sur tout, de beaucoup de suppositions suspendues, jamais de folles certitudes…Ah oui ! Je dois savoir quelque chose : qu'il existe une irréductible opacité de l'être dont il nous appartiendra peut-être d'être les ultimes témoins dans les transparences du millénaire à venir.
Gérard BLES