Vae victis ! Réflexions sur l'engagement syndical

Gérard Bles
Retour au sommaire - BIPP n° 24 - Décembre 1999

Le taux de syndicalisation des médecins a considérablement chuté depuis 20 ans. Comme celui de toute syndicalisation en général disent les observateurs attentifs de la sociologie du travail. Cela mériterait une réflexion politique approfondie, qui ne peut se résumer à invoquer un quelconque génie national bien français de la critique de comptoir et du chacun pour soi.

Il faudrait alors commencer par analyser le fonctionnement institutionnel des structures syndicales et ses déviations possibles: très généralement par exemple repérer la tendance de toute institution, dès lors qu'elle est en place depuis un certain temps, à finir par fonctionner prioritairement pour son auto-préservation aux dépens de ses objectifs spécifiques, comme si ces derniers ressortissaient plus d'un quelconque "faux self" que d'un véritable investissement d'objet. L'organisation syndicale, il est vrai, suppose inévitablement la mise en place d'un appareil, délibératif et exécutif, qui, en privilégiant la formation et l'exploitation de l'expérience acquise de ses cadres, a bien du mal à éviter la "dérive bureaucratique" -et cela même si aucun intérêt personnel, matériel, n'est en jeu, ce qui n'est pas toujours le cas.

Mais il faut aussi tenir compte, en l'affaire, de l'attitude et des intérêts des interlocuteurs du syndicalisme -dont on dira, pour 'a France tout au moins, qu'au-delà des employeurs au sens large il s'agit, en raison ultime, de l'État. Et celui-ci a bien du mal à ne pas céder à la tentation -c'est une litote -de manipuler ces porte-parole de la société civile, à travers la représentativité qu'il leur consent, en "amortisseurs" de toute volonté de contestation quand ce n'est pas purement et simplement en instrument d'exécution de son propre pouvoir. L'expérience que je peux avoir de trente années et plus d'activité syndicale m'autorise à témoigner de la singulière violence que peuvent exercer parfois l'État et son administration sur les appareils syndicaux. De là à laisser croire qu'il ne s'agit en définitive, dans ces rapports, que d'un jeu bureaucratique dans le cadre duquel sont oubliés, peu ou prou, progressivement, les revendications et les intérêts du peuple mandant, voire ses libertés même, il n'y a pas une longue distance à franchir - des conclusions que bien des français, pour leur part, tendent à effectuer sans allégresse mais avec un féroce esprit contempteur...

Mais revenons à la médecine, dont on objectera que, au moins pour sa part libérale, les rapports de pouvoir qu'elle implique ne sont pas ceux d'employeur à employés -à partir de quoi si nous disons syndicalisme, les anglo-saxons utiliseraient plutôt le terme de "lobbying" (sans l'acception péjorative que nous affectons de lui donner). Même si notre position nominale de "travailleurs indépendants " s'apparente de plus en plus à une fiction, nous gardons au moins de cette indépendance supposée la distanciation critique et souvent sarcastique à l'égard de tout enrôlement collectif pour la "défense de nos intérêts". Ce que ne manquent pas d'alimenter les dérives institutionnelles que nous évoquions plus haut, auxquelles nos organisations médicales n'échappent pas. Et chacun de se réfugier qui dans un individualisme contestataire de tonalité trop facilement poujadiste, qui dans une indifférence apparentée par quelques biais à la culture de l'autruche, qui dans le dédain des esprits "supérieurs" à l'encontre de ces agitations considérées comme passablement vulgaires. Si l'on y ajoute la diversité des analyses socio-politiques et le foisonnement des recettes imaginaires, on aboutit -serait-ce inexorable ? - à toutes les apparences d'une rédhibitoire impuissance.

A qui la faute ?

Réduisons encore notre angle d'approche en considérant ce qui se passe pour la psychiatrie. Syndicalisés, nous le sommes, pas mal, même si, pour les privés notamment, il ne s'agit encore que d'une minorité, aussi large soit-elle. Beaucoup cependant se maintiennent toujours à l'écart, trouvant peut-être que leurs "petites affaires" ne marchent pas trop mal comme cela. Un certain nombre, de surcroît, affectent une franche hostilité à toute forme de syndicalisation. Parfois sur des considérations très utilitaires: la connotation syndicale exercerait des effets répulsifs quant aux possibilités de sponsorisation en tous genres. Ailleurs s'affiche un dédain beaucoup plus "sublimé" : le syndicalisme, c'est trivial, un peu sordide. Seul mérite engagement ce qui est de l'ordre intellectuel, scientifique, théorique, conceptuel, social, ou toute autre forme de noble cause !

Pourtant il me semble que quelques-uns de ceux qui ont fait le plus bouger la psychiatrie depuis 50 ans, n'ont pas répugné, bien au contraire, à engager le fer syndical au service de leurs idées. Pour ne parler que des disparus, qu'ont fait Henri Ey, Daumézon, Le Guillant, Bernard, Tosquelles, Brisset, et bien d'autres ? Ne se sont-ils occupés

que d'intendance ou au contraire ont-ils estimé que les concepts qu'ils soutenaient, aussi brillants soient-ils, devaient aussi s'incarner dans l'évolution d'une discipline au service de laquelle ils ont mis tout leur engagement ? Ils ont fait progresser et la théorie, et la pratique de la psychiatrie. Beaucoup, qui y travaillent toujours, peuvent se considérer, ou se vouloir, comme leurs héritiers...

Aujourd'hui, notre discipline est en péril. Non tant pour ce qui concerne les développements théoriques, les avancées scientifiques -encore que Mais certainement du côté de ses fins et de ses moyens. Certes, chacun peut apparemment dormir encore tranquille: du travail, il yen a, il yen a trop même; la demande est considérable, les clientèles sont saturées, de nombreux postes institutionnels demeurent vacants -ce qui ne va pas, malgré tout, sans poser de sérieux problèmes, au moins du point de vue des usagers. Mais surtout l'avenir est sombre, parce que les programmations démographiques sont catastrophiques (et officiellement irréversibles. ..), parce que la nature même du travail des psychiatres est en question, qu'il s'agisse de sa dimension psychothérapique, de son indépendance, de sa confidentialité et, au delà, des concepts mêmes qui sous- tendent ce travail. C'est le moment ou jamais pour l'ensemble des psychiatres de se mobiliser, de s'engager, au nom de la qualité même de leur activité. L'unité syndicale ? Ce n'est peut-être qu'une utopie, du fait de la diversité des statuts, voire des choix tactiques. Mais la syndicalisation en tout cas devrait être massive -et la coordination intersyndicale, déjà en route, s'affermir toujours plus.

Pour qu'un jour nous ne retrouvions pas, courbant la tête sous les fourches caudines, apostrophés aux pieds du César : Vae victis !

Gérard Bles

 

P.S. : Ne voyez nulle humeur dépressive dans mes propos précédents: le S.N.P.P. se porte bien, merci à vous de l'avoir rallié nombreux -mais ce pourrait être encore mieux! Il s'agit plutôt, à partir d'un effort d'analyse aussi lucide que possible, d'une invitation pressante à nous engager tous, chacun selon ses affinités, pour constituer la force collective seule susceptible de préserver et de promouvoir la discipline à laquelle nous tenons, alors qu'elle est si clairement menacée.

 


 

 

 

 

 

 

 


Retour au sommaire - BIPP n° 24 - Décembre 1999