Chronique : Cassandre ?
A l’occasion d’un récent débat intersyndical sur la politique de santé en France et alors que je venais d’exposer notre point de vue sur l’évolution de celle-ci, l’un de mes vieux amis, tout en me faisant part de son intérêt pour l’éclairage proposé, me reprochait néanmoins de jouer un peu trop les Cassandre…
Mais enfin, Troie fut-elle conquise ou non par ses assaillants retors ?
Les guerriers grecs, tapis au cœur d’un cheval de bois placide et gigantesque, s’obligeaient au plus grand silence pour ne pas mettre en alerte des assiégés naïfs et triomphants – jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour que ceux-ci, enfin décillés sur leurs illusions, puissent éviter massacres et mise en esclavage.
La métaphore homérique messierait-elle tellement dans une conjoncture où, apparemment, beaucoup sont las de se débattre ? Il est vrai qu’actuellement l’entrechoc tonitruant des armes paraît s’être apaisé, les discours et proclamations vengeresses ou calamiteuses de l’assaillant se sont suspendus, les Cassandre de l’autre camp – et Dieu sait s’il en est – se sont tues. Mais pourtant dans les coulisses, si l’on y regarde bien, les charpentiers s’activent…
Ils n’ont pas nécessairement des mines patibulaires, ces artisans besogneux. Et ils ne récusent pas tout dialogue même s’ils manient en ces occasions, avec plus ou moins de virtuosité mais une obstination certaine, la langue …de bois (C’est bien le moins !). Le silence est peuplé de murmures raboteux et - contagion de l’exemple ? – on peut entrevoir au sein de cette agitation besogneuse que les troyens ne sont pas les derniers à manier la varlope !
Faut-il, ou ne faut-il pas, coopérer ? Grave dilemme, dilemme piège : dans lequel on risque toujours de privilégier le " travailler avec " (gage supposé de paix) sans plus s’interroger sur le " travailler à quoi ? " - et l’on se retrouve à construire ensemble un grand cheval de bois…
Nous savons bien, pourtant, ou croyons savoir ce que nous entendons bâtir, étayer, maintenir : un accès pour tous à des soins de qualité. La formulation en apparaît simpliste tant elle est lapidaire – mais pourtant tout y est si l’on y réfléchit bien : une devise pour oriflamme en quelque sorte.
L’accessibilité des soins à tous est encore préservée à ce jour selon toute apparence puisque seules quelques mutuelles, sinon des moindres, se sont jusqu’à présent avisées d’organiser un " panier de soins " pour leur propre compte en en évinçant par exemple les actes psychiatriques. Pour l’essentiel cependant, les principes de solidarité restent saufs qui autorisent chacun à recourir au thérapeute de son besoin comme de son choix. Pour combien de temps ?
L’accès réel aux soins par contre commence à devenir relativement problématique. Le service public, en sous-effectif d’hommes comme de lits, répond difficilement à des missions que le pouvoir prétend néanmoins encore multiplier et diversifier . Quant aux praticiens privés, leur disponibilité apparaît de plus en plus virtuelle dans la plupart des régions, avec des agendas saturés et des délais d’attente de plusieurs mois souvent opposés aux nouvelles demandes. Cette réalité, on est en mesure de l’évaluer directement dès lors par exemple qu’une cessation d’activité vous oblige à chercher des relais de prise en charge pour autant qu’on se refuse à abandonner ses patients ! D’où il ressort que la politique démographique promue en psychiatrie par nos " responsables " politiques est tout-à-fait ahurissante en ce qu’elle s’obstine en méconnaissant tout des besoins…
Oh !, bien sûr, les tenants de l’affaire, quand ils ne se cantonnent pas à un refus pur et simple de toute justification, tentent d’avancer un certain nombre d’arguments plus ou moins péremptoires. Tantôt il s’agit d’une arithmétique toute formelle : il y a encore beaucoup moins de psychiatres dans la plupart des pays – ou encore il y a bien trop d’inégalités dans la répartition des praticiens selon les régions (mais les plus denses ne sont pas forcément les moins saturées…). Tantôt il s’agit d’une mise en cause plus fonctionnelle : vos soins manquent sans doute d’efficacité puisque malgré votre nombre la morbidité psychique paraît aller croissant – regardez les suicides…Cela ne va pas encore jusqu’à soutenir ouvertement que cette morbidité augmente à cause des psychiatres (ce qui rejoindrait somme toute l’adage qui fait désormais fureur en économie de la santé, selon lequel c’est l’accroissement de l’offre qui nourrit essentiellement celui de la demande – stricte application du consumérisme et des lois du marché !), mais nous n’en sommes peut-être pas très loin !
Où l’on en vient bien à la mise en cause de la qualité même des soins - de toutes parts et dans le plus grand désordre – sans le moindre souci quant aux contradictions qu’on peut aligner en ce procès ! On met ainsi en question pêle-mêle l’excès d’utilisation des psychotropes comme l’excès, la nature ou la longueur des psychothérapies…Il faut dire que là, les psychiatres eux-mêmes s’emploient vaillament à fournir des " arguments " à nos détracteurs, qui voient dans nos controverses internes non pas l’écho d’exigibles interrogations mais la démonstration de nos ignorances et/ou de notre impuissance. De là à prôner défensivement l’érection d’une " science " psychiatrique pure, dure, unique et obligatoire, il ne manque pas de charpentiers amateurs pour river ce nouveau clou !
Il y a sans doute un vrai problème, mais beaucoup plus embrouillé que ce qui serait de l’ordre d’une simple validation des méthodes ou de l’établissement d’indicateurs de performance. Car l’on nous demande de démontrer quoi, par rapport à quoi ? On fonctionne dans une absurdité logique, tout au moins de la manière dont sont posées les questions. Démonstration : si les fractures du col étaient bien traitées, il devrait y avoir de moins en moins de fractures du col ! Ricanements : cette fréquence ne dépend pas de la réparation mais de l’éducation sanitaire, de la prévention à long terme, du traitement de l’ostéoporose, des aménagements architecturaux, de la vitalité sportive du troisième âge et puis, ultima ratio regi, de la prolongation toujours accrue de la durée de vie – à quoi il y aurait bien une solution à la Jarry, vous savez, la suppression du dernier wagon…Sur un problème " simple ", on conviendra aisément de sa complexité génétique ; sur des problèmes autrement complexes – les nôtres – on ne trouve à nous suggérer que de les simplifier, sans plus se soucier de les dénaturer !
Quand nous parlons de soins de qualité pour nos patients, nous parlons avant tout de leur vie, d’une démarche soignante qui leur permette de s’inscrire dans leur réalité, environnementale et intérieure, de façon harmonieuse (" aimer et travailler "…) sans a priori et sans dogmes mais en disposant d’une large palette de possibilités au regard de leurs besoins – ce qui suppose une formation à la fois rigoureuse et ouverte, et une pratique qui ne le soit pas moins. Une telle disponibilité peut s’avérer inconfortable, narcissiquement éprouvante, malaisée à codifier à l’usage du censeur. Cette liberté-là, on nous la reproche en prétendant qu’elle nuit à la " transparence " et à la planification. Nous appartient-il de nous soumettre et d’acclamer un cheval de Troie que de surcroît nous aurions largement contribué à édifier ? Passe encore d’être dupés, mais nous tromper nous-mêmes !
L’important est de donner tort à Cassandre, non pas tant quant à ce qu’elle entrevoit pour l’avenir mais en ce que nous refuserions de rester sourds à ses prédictions…
C’est la grâce que je nous souhaite pour ce presque Troie-sième millénaire (oh !)
Gérard BLES