Décret du 28 décembre 1999 - Commentaires

Jean-Jacques Laboutière
Retour au sommaire - BIPP n° 25 - Mars 2000

L'évaluation des pratiques médicales constitue l'un des piliers de la politique de santé actuellement menée par les Pouvoirs Publics. Cette préoccupation vient de se manifester par un décret publié le 28 décembre dernier par le Ministère de l'Emploi et de la Solidarité relatif à " l'évaluation des pratiques professionnelles et à l'analyse de l'évolution des dépenses médicales ".

Ce décret, dont nous publions le texte intégral ci-après, instaure la possibilité (en attendant l'obligation ?) de deux modalités d'évaluation des pratiques: individuelle et collective. Si la promotion de la qualité des soins est évidemment un objectif avec lequel chacun ne peut que tomber d'accord, le cadre réglementaire ainsi donné à l'évaluation des pratiques médicales ne va pourtant pas sans poser certains problèmes de fond. En outre, le même décret confie aux Unions régionales de Médecins Libéraux (les URML pour lesquelles nous allons prochainement voter) une mission de surveillance des dépenses de santé qui risque fort de transformer ces instances représentatives de la profession et financées par elle en nouvelles instances de contrôle.

I. Le contenu du décret

Avant de discuter ces points, il convient toutefois de rappeler les grands principes de l'évaluation tels qu'ils sont posés par le décret.

A. Le cadre réglementaire de l'évaluation

Qu'elle soit individuelle ou collective, l'évaluation des pratiques ne peut se faire que sur la base du volontariat.

Cette évaluation sera conduite par un ou plusieurs médecins évaluateurs formés et habilités par l'ANAES pour une durée de cinq ans. Leur fonction ne peut être prolongée au-delà de ce délai que dans la mesure où ils se sont eux-mêmes soumis de manière probante à la procédure d'évaluation au cours de leur mandat. Ces médecins habilités fonderont l'évaluation des pratiques médicales sur les recommandations élaborées par l'ANAES. En ce qui concerne les praticiens libéraux, il sera de la responsabilité des Unions Régionales de Médecins Libéraux de diffuser ces recommandations.

Dans le cas d'une évaluation individuelle, cette dernière sera réalisée sous forme d'une ou plusieurs visites au cabinet du médecin évalué. Les dossiers médicaux de ce dernier ainsi que tous documents jugés pertinents pourront être examinés par le médecin évaluateur mais à condition d'avoir été préalablement anonymisés.

En ce qui concerne l'évaluation collective, elle sera pratiquée sous la forme de groupes de pairs mis en place par les médecins évaluateurs, dans le cadre desquels pourront être discutés des cas cliniques.

Quelle que soit la modalité choisie, individuelle ou collective, et après une phase de discussion contradictoire entre médecin évaluateur et évalué, le médecin évaluateur rendra des conclusions qui pourront éventuellement comprendre des propositions de correction des pratiques, voire des réserves sur la qualité des soins.

Parallèlement, les médecins évaluateurs informeront l'Union Régionale des Médecins Libéraux ainsi que le Conseil Départemental de l'Ordre dont dépend le médecin évalué que ce dernier a suivi un cycle d'évaluation de sa pratique.

Dans le cas où le médecin a satisfait sans réserve à l'évaluation de sa pratique professionnelle, il en recevra confirmation par une attestation dont le double sera adressé au Conseil Départemental de l'Ordre dont il dépend. Il lui sera permis de faire état du succès de cette évaluation dans les limites de l'article 79 du Code de Déontologie.

En revanche, dans le cas où des réserves seraient formulées par les médecins évaluateurs, ces derniers proposeront des mesures de correction et assureront la surveillance de la mise en œuvre de ces mesures. Au cas où le médecin refuserait d'appliquer ces mesures, ou bien si la surveillance faisait apparaître la persistance de manquements de même nature, les médecins évaluateurs seraient alors tenus d'alerter le Conseil Départemental de l'Ordre des Médecins afin qu'il prenne les mesures qu'il jugera opportunes.

B. Analyse de l'évolution des dépenses

Ce décret instaure par ailleurs une analyse régulière de l'évolution des dépenses de santé. Elle devra être réalisée trimestriellement par les Unions Régionales de Médecins Libéraux. Ces dernières recevront régulièrement des Caisses d'Assurance Maladie les données nécessaires et devront distinguer pour chaque spécialité d'une part l'activité des médecins et d'autre part leurs prescriptions, ces données étant en outre déclinées au niveau régional et départemental. Des comparaisons devront enfin être établies entre les données départementales, régionales et nationales. Les résultats de cette analyse seront transmis chaque trimestre au représentant de l'État dans les Régions.

II. Promotion de la qualité ou normalisation des pratiques ?

Chacun d'entre nous est soucieux de la qualité des soins qu'il dispense et consacre évidemment une part significative de son travail à l'entretenir voire à l'améliorer. Les psychiatres sont d'ailleurs à ce titre particulièrement exemplaires, qui sont parmi les médecins qui consacrent le plus de temps à leur formation continue. Notre premier mouvement pourrait donc être, pourquoi pas, de nous féliciter qu'un dispositif réglementaire vienne nous permettre de faire reconnaître officiellement la qualité de nos pratiques.

Malheureusement, nous voyons reparaître dans ce décret le piège que le SNPP avait déjà eu l'occasion de dénoncer en 1996 à l'occasion de la mise en place de la FMC obligatoire: de même que nous mettions à l'époque en garde contre une obligation de formation qui ne viserait en fait qu'à enseigner des procédures soignantes subordonnées au principe d'économie des dépenses de santé, et que nous revendiquions au contraire une FMC adaptée aux spécificités de nos pratiques, nous devons de la même manière dénoncer ici un projet d'évaluation avant tout destiné à infléchir les pratiques vers des protocoles de soins standardisés et supposés être les plus " rentables ".L'article premier du décret ne laisse sur ce point aucune ambiguïté, dans lequel il est écrit en toutes lettres que l'évaluation des pratiques " permet de promouvoir le respect de la plus stricte économie compatible avec la qualité, la sécurité et l'efficacité des soins ". L'introduction dans le même texte d'une procédure d'analyse des dépenses de santé par les Unions Régionales ne laisse en outre aucun doute sur la finalité avant tout économique de ce décret.

Reconnaissons pourtant que ce premier cadre réglementaire -car il sera sans nul doute suivi par d'autres " perfectionnements " plus contraignants au train où vont les choses -est assez souple pour paraître acceptable. L'évaluation reste une démarche volontaire. Elle est réalisée par des médecins qui sont eux-mêmes des praticiens, et elle respecte un minimum de confidentialité, du moins tant que le processus n'est pas arrivé à son terme. Il y a là incontestablement de bonnes idées, dont certaines avaient déjà été proposées par nos confrères de l'AME, qui auraient mérité bien mieux que d'être d'emblée dévoyées par l'objectif implicite de contrôle des dépenses de santé.

Mais, au risque peut-être d'être accusé d'un conservatisme timoré, peut-on sérieusement accepter sereinement de voir s'établir une telle conception de l'évaluation de la qualité des soins dans une discipline où l'adaptation de la réponse thérapeutique à la singularité de chaque patient est le fondement même de la qualité des soins? Certes, l'ANAES apporte sa caution au dispositif et une telle autorité devrait sans doute nous rassurer, mais n'oublions pas trop vite l'exemple des R.M.O. : bien que la pertinence des travaux de l'ANAES qui les ont fondées soit avérée, elles n'en ont jamais été que des caricatures.

Force est de constater que, dans ce décret, la qualité des soins n'est pas posée comme ce qu'elle devrait être, c'est-à-dire l'élaboration que chaque praticien peut et doit faire de sa propre pratique, en collaboration avec ses pairs, à la recherche de la meilleure réponse thérapeutique possible pour un patient donné; elle est au contraire conçue comme la mesure de l'écart à une norme de la pratique, norme elle-même élaborée hors de la pratique réelle de chacun, et dont on peut redouter que, si fondée qu'elle puisse être sur le plan théorique, elle ne conduise inévitablement le praticien à s'y soumettre s'il veut obtenir son label de qualité.

C'est bien pourquoi, si nous espérons sincèrement que la mise en œuvre de ces procédures d'évaluation vienne démentir nos craintes actuelles, il demeure que, en l’état, ce décret ne peut que nous conduire à exprimer les plus extrêmes réserves quant à son efficacité pour promouvoir une réelle qualité des pratiques en psychiatrie.

Jean-Jacques Laboutière


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