Cela suffit !

Jean-Jacques Laboutière
Retour au sommaire - BIPP n° 42 - Novembre 2005

Cela suffit que l’intérêt des patients et la qualité des soins soient bradés sur l’autel de l’économie avec la bénédiction de l’Université. Les patients nécessitant de recourir à la psychiatrie ne seraient-ils pas des citoyens comme les autres ? N’auraient-ils pas les mêmes droits ?

Depuis des mois, une campagne ultra-sécuritaire stigmatise les patients pris en charge dans le service public, mettant en exergue leur éventuelle dangerosité sans que les véritables questions soient jamais abordées : manque de moyens, saturation de l’offre de soins, épuisement des personnels infirmiers, etc.

Mais cette exclusion rampante des patients ne se limite pas au service public. Elle gagne maintenant l’offre de soins privée et prétend interdire aux patients de recourir librement au psychiatre de ville sans l’aval de son médecin généraliste.

Cette extension des menaces d’exclusion du système de soins envers les malades devant recourir au système de soins psychiatrique est d’autant plus consternante que, pour une fois, son origine n’est pas à rechercher dans un aveuglement des tutelles mais bien chez certains médecins : les centrales syndicales signataires de la convention médicale et les universitaires en psychiatrie.

Qu’on en juge :

La convention médicale issue de la loi du 13 août 2004 a mis en place le parcours de soins coordonnés, applicable depuis le 1er juillet 2005. Cette même convention prévoyait que les spécialistes exerçant des soins de premier recours bénéficieraient d’un accès spécifique direct permettant que le patient puisse continuer de s’adresser directement à eux sans pénalité financière.

Hormis la pédiatrie – qui n’est pas concernée par le parcours de soins coordonné puisqu’elle s’adresse par définition à des patients âgés de moins de 16 ans – trois spécialités sont concernées par cet accès direct spécifique : la gynécologie, l’ophtalmologie et la psychiatrie.

Pour ces trois spécialités, le texte conventionnel précise qu’il appartient à la Haute Autorité de Santé de déterminer le périmètre des soins de premier et de second recours. Si les choses semblent n’avoir posé aucun problème particulier en gynécologie ni en ophtalmologie, la H.A.S. a refusé de statuer en ce qui concerne la psychiatrie, considérant que la littérature scientifique ne permet pas de trancher cette question.

Dans l’attente de la réponse de la H.A.S. l’UNCAM avait à juste titre proposé que tous les soins en psychiatrie de ville demeurent en accès spécifique direct afin de préserver l’intérêt des patients. Cette position, reprise dans le texte conventionnel, est une position prudente que le S.N.P.P. a constamment soutenue.

Parallèlement, le texte conventionnel prévoyait qu’un avenant conventionnel, à signer avant le 1er mars, devait régler cette question de l’accès au psychiatre en fonction des recommandations de la H.A.S. Puisque la H.A.S. avait clairement énoncé que cette matière ne pourrait être tranchée, tout laissait donc penser que les choses en resteraient là lors de la mise en place du parcours de soins coordonné au 1er juillet 2005 et que l’ensemble des soins de psychiatrie de ville demeureraient en accès spécifique direct.

Or, sous la pression des centrales signataires de la convention médicale (C.S.M.F. et S.M.L.), une réunion entre l’UNCAM et ces centrales tenue le 19 juillet dernier a remis ce point en cause. À l’issue de cette réunion, il a en effet été décidé de nommer un expert dont l’autorité serait incontestée dans l’ensemble de la profession pour trancher cette question. En fait, ce sont deux experts au lieu d’un seul qui viennent d’être nommés, deux universitaires en psychiatrie qui doivent rendre leur avis pour le 30 septembre prochain.

Tout cela pose un certain nombre de questions qui doivent être portées à l’attention du public car elles sont exemplaires des dérives que l’on est en droit de redouter de la réforme de notre système de soins.

Tout d’abord sur le choix des experts :

La H.A.S., saisie du problème au cours du printemps 2005, s’est récusée après avoir procédé à une étude de la littérature scientifique internationale qui l’a amenée à conclure qu’il n’y a dans l’état actuel des choses aucun fondement scientifique permettant de distinguer les soins de premier et de second recours en psychiatrie, donc aucun fondement scientifique pour limiter le libre accès au psychiatre.

Nommer deux universitaires pour trancher le problème c’est pourtant encore rechercher une réponse du côté de la science. Cependant, est-il croyable que ces deux experts disposent sur ce sujet de lumières que la H.A.S. n’aurait pas ? Est-il imaginable, quand on considère les moyens documentaires dont dispose la H.A.S. ainsi que la qualité des scientifiques qui y travaillent que deux universitaires, par ailleurs probablement déjà surchargés par l’ampleur de leurs propres recherches, leurs activités d’enseignement et leurs activités de soins au sein de leurs services, puissent avoir accès à des sources scientifiques qui auraient échappé à la H.A.S. pour trancher un problème si délicat en si peu de temps ?

Il est permis d’en douter. À moins que ces experts n’en viennent à la même conclusion que la H.A.S. et ne se récusent à leur tour, tout laisse donc craindre que leur avis n’ait qu’une apparence de discours scientifique sans aucun fondement solide. Il y aurait une dérive qui doit être sévèrement dénoncée : quand la science prend la place de l’idéologie pour trancher une question d’ordre politique, c’est la laïcité qui est gravement menacée à terme.

D’autre part sur le fonctionnement des centrales syndicales :

L’intérêt des patients est le premier devoir tant de l’UNCAM que des représentations syndicales des médecins. À cet égard, il est juste que la qualité des soins soit au cœur du débat conventionnel et la référence scientifique est évidemment indispensable à cet égard.

Cependant, lorsqu’une autorité scientifique légitime telle que la H.A.S. prend soin de préciser qu’un point de la négociation ne peut être scientifiquement tranché et concerne uniquement l’organisation des soins, que doit-on penser de l’attitude de syndicats médicaux qui s’acharnent pourtant à rechercher une caution scientifique là où elle fait manifestement défaut ? Devons-nous interpréter cette attitude comme un ultime évitement du débat éthique ?

En médecine, il ne fait aucun doute que là où la science est en mesure de dire où sont les bonnes pratiques, c’est la science qui doit s’imposer ; mais là où la science reconnaît ses lacunes, les considérations éthiques doivent primer sur toutes les autres, faute de quoi la médecine risquerait fort de se réduire à un ensemble de biotechnologies déshumanisées fort éloignées de ses missions et de ses valeurs fondamentales.

Concernant l’accès au psychiatre, la position éthiquement la plus juste semble bien du côté de l’UNCAM. En effet, au regard de la difficulté de sa démarche de soins, conserver au patient qui en a besoin le droit de consulter directement un psychiatre sans être financièrement pénalisé est une position dont la valeur éthique est incontestable et qui doit être d’autant plus saluée qu’elle préserve les patients du discours général de culpabilisation qui ordonne l’ensemble de la réforme de l’assurance-maladie.

Si les centrales syndicales de médecins ne sont pas capables de le reconnaître, quelle crédibilité pourront-ils désormais revendiquer auprès de leurs concitoyens ?

Enfin sur le métier de psychiatre :

Cette question de l’éventuelle limitation de l’accès spécifique direct pose enfin un dernier problème qui touche à la nature même du métier de psychiatre : le psychiatre peut-il réduire sa fonction à la position de consultant et si oui dans quelles conditions ?

Ce point est délicat et demande à être bien compris. En effet, s’il est possible d’exercer parfois en tant que consultant, c’est-à-dire en appui d’un médecin généraliste afin de lui apporter un éclairage diagnostique ou un avis thérapeutique, il convient aussi de rappeler que la spécificité même de la clinique psychiatrique est de ne pas pouvoir se réduire à une sémiologie objectivante, si fine soit-elle, comme il en va dans les autres spécialités médicales.

En psychiatrie, la clinique suppose en effet pour émerger pleinement que le patient se sente déjà engagé dans une relation personnelle au psychiatre et qu’il ait des garanties absolues de secret sur ce qu’il s’apprête à livrer de son intimité.

Certes, il existe un certain nombre de situations en psychiatrie, et notamment des situations de crises, où l’urgence, le fait que le patient ne soit pas demandeur de soins, voire la dangerosité éventuelle de la pathologie, réalisent des conditions qui ne permettent pas que la décision médicale soit retardée jusqu’à la mise en place de cette relation particulière au psychiatre. Mais si une situation de crise peut justifier que la décision médicale soit prise sur une évaluation clinique incomplète, il serait inacceptable qu’une réduction de qualité des soins tolérable dans l’urgence devienne le paradigme de l’exercice de la psychiatrie.

C’est uniquement parce que le psychiatre se réserve de nouer ultérieurement avec son patient une relation qui permettra d’explorer pleinement son état clinique que le caractère sommaire de la position de consultant peut être admis. Interdire cette possibilité, ou bien la soumettre à une pénalité financière, revient à dénaturer l’exercice même de la psychiatrie. Or, c’est bien cette question fondamentale qui est au cœur du débat sur les modalités d’accès au psychiatre de ville dans notre système de soins.

Il y a là un danger majeur tant pour les patients que pour l’avenir de la psychiatrie elle-même que les psychiatres se doivent de dénoncer.

En conclusion, le public doit savoir que l’éventuelle limitation de l’accès au psychiatre ne repose sur aucun fondement scientifique, ainsi que l’a reconnu la H.A.S. Il y a donc dans cette recherche obstinée d’une caution scientifique afin de trancher la question quelque chose à la fois de dérisoire et de suspect.

De surcroît, une telle limitation ne constituerait pas seulement une mesure lourde de conséquence pour la qualité des soins mais encore elle reviendrait à dénaturer complètement l’essence même de la psychiatrie, c’est-à-dire la clinique.

C’est pourquoi les psychiatres adhérents au S.N.P.P., rejoints sur cette position par nombre de collègues non syndiqués ou appartenant à d’autres syndicats, soutiennent la position de l’UNCAM qui consiste à proposer un accès direct spécifique pour tous les soins en psychiatrie de ville.

Le public doit aussi savoir que, en soutenant cette juste position de l’UNCAM, les psychiatres renoncent de fait à l’augmentation de revenus que constituerait le droit à dépassement d’honoraires qui leur serait automatiquement accordé dans le cas contraire. C’est assez dire quelle importance ils attachent à cette question.

Jean-Jacques LABOUTIÈRE
Mâcon

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