Un schisme idéologique

Patrice Charbit
Retour au sommaire - BIPP n° 42 - Novembre 2005

Le remarquable article de Cécile Prieur (Le Monde en date du 23 juin 2005) concernant l’état actuel de la psychiatrie et en particulier, le schisme entre tenants des psychothérapies et tenants de la neurobiologie, n’est pas sans appeler certains commentaires.
Il conviendrait d’identifier les raisons d’une telle évolution, car si c’est d’un schisme dont il s’agit, cela suppose qu’une coopération préalable a été de mise (depuis la découverte des premiers psychotropes dans les années 50) et d’ailleurs, nous pouvons observer que, malgré tout, celle-ci est restée vivante à bien des égards.
La logique de cette séparation est riche d’enseignements car elle contient des éléments politiques qui dépassent les catégories diagnostiques et thérapeutiques de la psychiatrie moderne. Il revient aux psychiatres, d’en exposer les ressorts.

La psychiatrie française est née avec la Révolution de 1789 et ses éléments fondateurs, en particulier le Traitement moral de Pinel et la Monomanie d’Esquirol, se sont inspirés de la philosophie des lumières, tout spécialement celle de Rousseau. La psychiatrie a donc été fabriquée avec les outils qui avaient servi à façonner la République.
Son rayonnement, sur tout le xixe siècle, est contemporain des luttes républicaines contre l’Église, les juristes et les charlatans. Pendant tout le xxe siècle, l’influence des idéologies est massive, de l’hygiénisme à l’eugénisme nazi, au marxisme, en passant par la « neuroleptisation soviétique des déviants » et j’en passe. Les liens entre psychiatrie et politique sont patents et l’inscrivent, de ce fait, dans un cadre plus éthique que scientifique. Elle est une spécialité médicale (de l’art médical devrait-on dire), mais n’est pas « toute médicale » puisque toujours sensible aux débats contemporains.
La psychiatrie, telle que nous la connaissions jusqu’à ces dernières années, est née du processus de désaliénation qui porte le nom de « politique de secteur ». Inspirée des thérapies institutionnelles de Tosquelles, d’une idéologie citoyenne et résistante qui avait eu affaire aux idéologies conservatrices et vichyssoises, forte des avancées de la psychanalyse qui était la « théorie profane de thérapie des aliénés » que Pinel avait tant souhaitée dès 1801, la psychiatrie moderne n’a eu de cesse d’insérer convenablement le malade dans la cité, de lutter contre la ségrégation asilaire.
Tout ne s’est pas passé aisément ; les résistances au mouvement se sont exprimées au sein de la profession elle-même, par idéologie ou par immobilisme, mais toujours est-il que les psychiatres privés et publics ont fait des percées majeures, divisant le nombre de lits hospitaliers par trois, la durée d’hospitalisation par six et suivant plus de 80 % des patients en ambulatoire pour ce qui est du secteur public, dans le souci du respect du patient.

Comment ces succès ont-ils été obtenus ? Par une alliance de la psychanalyse, des médicaments et du médico-social dans le cadre citoyen des thérapies institutionnelles qui avaient su faire tomber les murs de l’asile. Il ne s’agissait donc pas de jouer d’une pratique contre une autre mais, bien au contraire, d’équilibrer chacune selon des cas particuliers.
Si la psychiatrie est si sensible aux idéologies, quelle est celle en cours à ce jour ? La politique du médicament et celle gérant la psychiatrie de manière plus générale, sont, à ce titre, paradigmatiques.
Malgré leur non-spécificité, malgré l’absence de modélisation animale ou moléculaire, malgré l’absence de nouvelle classe thérapeutique ou d’augmentation de l’efficacité depuis 50 ans, les médicaments psychotropes sont présentés, à grands renforts de marketing, comme une panacée. Alors que la médecine fait de grands pas dans tous les domaines, la pharmacopée psychiatrique non seulement n’en supporte pas la comparaison mais est prescrite à une telle échelle qu’elle est devenue une grave question de santé publique. Dans le même temps, la psychiatrie, celle qui fait ses preuves au quotidien, disparaît peu à peu par manque de moyens et d’effectifs, sous les coups d’un redoutable harcèlement (accréditation, évaluation, fermeture de structures, absence d’innovation…).

La situation à laquelle nous assistons est donc que ce qui fonctionne est détruit alors que ce qui ne progresse pas est monté au pinacle.
Il ne peut s’agir que d’une décision idéologique.
Les médicaments couplés aux techniques cognitivo-comportementales, sont une image d’une pseudo-modernité qu’une idéologie veut imposer. J’en veux pour preuve que l’enseignement universitaire des trop rares psychiatres en formation a balayé deux siècles de réflexion d’un revers de main pour n’évoquer que de nouvelles catégories inventées par l’industrie pharmaceutique et le monde des assurances. Le médicament psychotrope quitte donc sa place du sein de l’arsenal psychiatrique, « n’est plus parlé », n’est plus expliqué quand son application le nécessite, il est administré au nom de l’utilisation actuelle de la neurobiologie, sous les oripeaux de la science.
L’idéologie appliquée est celle d’une gestion des soins compatible avec les impératifs du marché qui n’a plus rien à voir avec l’exigence républicaine de situer le citoyen au centre des attentions. Là où une politique de santé devrait s’imposer surgit un retentissant recul de l’État. Pour ce qui est des soins psychiatriques, la République est mourante.

Le piège est donc grand de devoir choisir son camp entre psychiatres psychothérapeutes et neurobiologistes. Il s’agit d’observer qu’ils coopéraient parce que la politique prescrivait d’être au service du citoyen alors que l’idéologie d’aujourd’hui, parce qu’elle prescrit aux différents acteurs d’être soumis à une fétichisation marchande, les sépare.

Patrice Charbit
Paris


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