L'autisme : handicap ou maladie mentale ?

Jacques Louys
Retour au sommaire - BIPP n° 42 - Novembre 2005

L’autisme, handicap ou maladie mentale ? De la définition même du problème découle la manière d’y apporter des solutions. Quatre associations de familles saisissent le Comité national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé cet été 2005 pour dénoncer les traitements des personnes autistiques par des méthodes de psychiatrie psychanalytique en France, “méthodes obsolètes et abandonnées depuis de nombreuses années aux USA et dans les pays scandinaves”. Il s’agit de promouvoir les projets thérapeutiques et éducatifs intégrant les données de la psychologie cognitive et de l’analyse comportementale.

Comme psychiatre libéral, je me demande bien de quelles méthodes psychanalytiques de traitement de l’autisme il est question en psychiatrie. Puis, je réfléchis plus loin : quels sont, en fait, les modèles utilisés pour aborder l’autisme en psychiatrie ? J’en vois trois principaux, de modèles, et non pas deux, qui donnent une façon différente de voir ce que sont un handicap et une maladie.

Le premier modèle est le modèle spiritualiste. C’est celui qui envisage une âme incorporée, capable éventuellement de se détacher du corps, d’avoir une énergie propre de fonctionnement et même de se réincarner. Cette façon de voir a des racines très anciennes, notamment platoniciennes (ve siècle avant J.-C.). Elle a toujours refait surface au cours des siècles. Derrière le corps et ses limites (handicaps ou maladies évolutives), l’âme est censée être intacte et c’est à elle que l’on va faire appel pour l’aider à dépasser les limites parfois affreuses de ce corps. On retrouve, par exemple, cette recherche dans les essais de communication assistée. On y aide l’autre à communiquer en interprétant intuitivement ses attitudes, ses comportements, ses incohérences. Ou alors on considère que ce corps est occupé par des esprits pollueurs qu’il faut éliminer au moins en les ignorant et en parlant directement à la belle âme muette et cachée afin de la soutenir et de lui montrer qu’on l’écoute et qu’on écoute sa souffrance. On pratique alors une “psychothérapie de soutien”. On parle donc à la personne atteinte comme si, derrière le tableau clinique, cette âme parfaite par nature pouvait nous entendre au-delà de son handicap. C’est l’âme intacte qui est alors handicapée et limitée par les maladies du corps. Qui n’a pas fait un jour ce genre de projection avec une personne autiste ? Le psychiatre trimballe ce modèle lui aussi comme tout le monde et l’utilise même à son insu.

Chez les psychiatres qui se réclament de la psychanalyse, beaucoup sont en fait des spiritualistes qui font de la communication assistée ou du soutien psychothérapique. Chez les comportementalistes, ça se retrouve aussi facilement. J’entends, dans leur mode de fonctionnement réel avec les personnes autistes. Et c’est souvent un mode d’approche des parents à ce qu’il me semble, car ce modèle reste important en pratique.

Depuis la même Antiquité, avec Aristote, il y a le courant idéologique contraire du premier qui est celui du matérialisme et aujourd’hui de la psychologie cognitivo-comportementale. C’est le modèle de la mouche du fumier : le fumier macère, des mouches en sortent et les corrélations statistiques sont là pour le prouver. Aujourd’hui, on parle de compétition darwinienne de gènes qui aboutit à l’éclosion de la vie et, in fine, à l’apparition de capacités psychiques de plus en plus élaborées qui sont des capacités corporelles par essence. Il n’y a pas d’autonomie psychique envisageable. C’est, en biologie, l’extension d’une notion physique qui est la propriété d’émergence ; vous fondez du sable avec un liant et la matière vitreuse qui en résulte a une propriété émergente qui n’existait pas auparavant : la transparence.

Mais la matière ne change pas de nature dans cette émergence, c’est juste une propriété nouvelle qui surgit si les paramètres adéquats le permettent. Des maladies génétiques et fœtales entraîneraient ainsi des défauts d’émergence de facultés psychiques par de mauvais paramétrages de base et vous obtenez à la fin un handicap social. La notion de handicap est devenue sociale notamment depuis l’élaboration de la Classification internationale des handicaps : déficiences, incapacités et désavantages, en droite ligne de cette idéologie de strates successives. Dans ce modèle, il y a au départ plutôt une maladie, essentiellement génétique, qui débouche à la fin sur un handicap. Les corrélations statistiques nous montrent, en effet, dans l’autisme comme dans la psychose en général, que les données génétiques sont importantes. Un seuil n’a pas été franchi chez certaines personnes qui permettrait l’émergence de fonctions spécifiques.

Travailler sur cette notion de seuil est important. Je pense, par exemple, aux débordements sensoriels que présentent nombre d’autistes qui ne supportent pas les bruits forts ou les sensations de contact physique. Ils ont un seuil de sensibilité sensorielle trop bas, un manque de filtrage à ce niveau. Mais voir tout le problème de l’autisme sous cet angle et préconiser toutes les prises en charge à partir de ce modèle comme le voudraient les cognitivo-comportementalistes, me semble toutefois exagéré et entraver la recherche scientifique en confondant ce qui est trait de caractère avec ce qu’est un symptôme. Car ne sachant pas bien dans leur modèle distinguer les deux, ils ne peuvent comprendre comment leurs interventions rééducatives peuvent faire apparaître ou majorer certains symptômes. Certains reprennent à leur compte les notions psychanalytiques de “prescription du symptôme” mais si on ne sait pas réellement ce que c’est un symptôme, cela reste un méli-mélo. Cela dit, ceux qui pourraient intervenir à ce propos, les partisans du troisième modèle, ne sont manifestement pas à la hauteur de la tâche actuellement.

Le troisième modèle est celui de l’homéostasie fonctionnelle. C’est un modèle intermédiaire entre les deux précédents. Il admet un psychisme autonome par rapport au corps mais, en même temps, c’est un psychisme qui n’a pas d’énergie propre, qui ne peut jamais être réellement indépendant. Le psychisme dépend du corps pour fonctionner quantitativement, même si, qualitativement, il réalise une distance par rapport au corps en filtrant et en modulant les informations reçues et les actions à effectuer à travers un filtre inconscient qui n’est pas un filtre neurologique. C’est ce paradoxe que Freud avait essayé de formaliser de différentes façons il y a un siècle sous la notion de pulsion, en gardant toujours l’antagonisme de pulsions contraires.

Cela explique qu’un certain nombre de psychiatres français se réclament toujours du freudisme sans que cela soit exclusif car les progrès de l’éthologie, la science des comportements animaux, ces dernières décennies sont venus apporter des notions précieuses sur le fonctionnement des êtres biologiques, notamment à propos de l’imprégnation mère-enfant dans la constitution des fonctions psychiques du rejeton.

L’homéostasie est une notion de physiologie essentielle en médecine qui dit que les fonctions physiques ou psychiques sont nécessairement contradictoires et qu’elles s’équilibrent sans cesse de cette façon par des rétroactions dans des oscillations pseudo-régulières. Ce sont ces antagonismes qui sont primordiaux pour que cela fonctionne physiologiquement. Le corps chauffe et refroidit s’il le faut mais il n’y a pas de thermostat central, ce sont des rétroactions entre systèmes fonctionnels opposés qui s’autorégulent. C’est la même chose au niveau psychique entre des fonctions contraires. Dans l’autisme, sous cet angle, lors de la phase d’autonomisation de l’enfant, des fonctions contraires ne s’équilibrent pas ou très mal. Par exemple, des fonctions de construction d’un moi secret, isolé, ne s’équilibrent pas bien avec les fonctions de construction d’un moi idéal. Elles deviennent trop fortes par rapport à la construction réflexive et cognitive issue du stade du miroir. Il y a aussi des fonctions sociales qui se déséquilibrent de la même façon, notamment celles qui participent au langage etc. Les causes en seront toujours multiples mais déjà en grande partie génétiques, comme on le sait maintenant, et les handicaps génétiques possibles, ici on va parler de handicap, ne vont pas donner la force nécessaire au psychisme de l’enfant pour s’équilibrer, pour s’harmoniser entre fonctions contraires. On va avoir comme résultante un développement dysharmonique qui débouche sur la construction d’un caractère anormal. L’oscillation psychique se passe mal et certains traits sont trop prégnants en face d’autres pas assez élaborés. Des souffrances psychiques particulières peuvent en découler qui viendront faire souffrir la personne présentant déjà une dysharmonie fonctionnelle de base. On pourra donc parler de maladie psychique chez les autistes : par exemple des crises d’angoisses affreuses ou des phobies terribles comme celle du regard d’autrui. Ce sont en fait les fonctions pas ou mal élaborées qui vont surgir de travers et de force dans des symptômes par un effet de retour du refoulé. D’abord en crises aiguës, puis par périodes de plus en plus rapprochées à mesure que la personne ne tient plus son caractère de base. On considère dans ce modèle, à l’envers du précédent, qu’on a plutôt des handicaps au départ, génétiques ou/et d’imprégnation par exemple, qui aboutissent à un caractère anormal. Et que peuvent se surajouter d’authentiques maladies mentales à la fin par le fait même du fonctionnement psychique global qui va lutter pour sauvegarder sa fonctionnalité oscillatoire, pour forcer l’oscillation contre les blocages locaux.

L’autisme est donc à prendre en charge dans le champ éducatif ou rééducatif pour son problème de caractère anormal, avec des méthodes éducatives qui concernent d’abord les éducateurs même si le psychiatre peut donner son avis à des fins préventives. Mais il concerne aussi plus directement le psychiatre dès qu’un symptôme émerge à des fins de traitement symptomatique et curatif. Dans ce dernier cas, il s’agit de “prescrire le symptôme”, c’est-à-dire d’obtenir que la fonction qui émerge péniblement dans le symptôme puisse prendre sa place effective et permettre au psychisme de fonctionner plus harmonieusement. C’est plus vite dit que fait, bien sûr, comme dans tout le champ de la psychose. Voilà en tout cas comment répondre dans ce dernier modèle à la notion de handicap ou de maladie. Il y a un handicap mental certain dans l’autisme et il y a des maladies psychiques potentielles qui peuvent venir se surajouter. L’autiste, en plus de son handicap de caractère, peut très bien et souvent tomber malade psychiquement et le psychiatre avoir à s’occuper et à se casser la tête sur les symptômes qu’il présente.

Reconnaître ce qu’est un symptôme et la douleur de celui-ci, faire prendre en considération le symptôme qui n’est certainement pas un trait de caractère et la nécessité de son traitement, est donc le métier de base du clinicien dans ce modèle ou devrait l’être. Ce n’est pas forcément facile et les traitements envisageables ne sont pas très élaborés. La modestie de la recherche clinique en psychiatrie est lamentable. J’espère de tout cœur que les coups actuels des partisans du modèle matérialiste vont réveiller les énergies et relancer la recherche.

Jacques Louys
Haguenau


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