La décorporation ou les risques de l'au-delà du décorporatisme

Pierre Coërchon
Retour au sommaire - BIPP n° 51 - Avril 2008

Si le corporatisme, au même titre que le paternalisme devient tellement encombrant dans notre société, comme le manifestent les velléités à se débarrasser autant du « vieux papa » que du syndicalisme voire du familiarisme, il n’est pas impossible d’envisager, dans ce passage par l’acte, la tentative de réorganiser notre vision du monde, c’est-à-dire aussi de la structure du fantasme, la lucarne qui vient cadrer notre réalité. Pourquoi pas ? Mais il s’agit là, bien sûr, d’un saut éminemment périlleux (l’adolescent ne cherche-t-il pas à nous le faire savoir ?), ce d’autant plus qu’il aurait l’ambition d’y embarquer le collectif.

L’A.F.P.E.P.-S.N.P.P., parfois qualifiée par certains d’« archaïque », qualificatif qu’il nous est arrivé d’entendre à notre encontre, ne peut pourtant être considérée que comme une association représentative des psychiatres privés modernes. Qui pourrait en effet le lui contester, pas autant pour sa participation à l’acronymie généralisée actuelle, que pour le fait que ses membres sont des praticiens avant tout, donc solidement tenus au réel actuel de leur praxis. Autant dire que si nous pouvons parfois nous autoriser, dans une certaine mesure, à « planer » quelque peu sur le plan théorique, en revanche notre pratique nous ancre au terrain de nos patients dans une clinique qui s’impose à nous et nous lie à eux par un petit bout de savoir que nous n’avons pas tant à défendre qu’à faire savoir et interroger plutôt que de nous en défendre.

Aussi, l’A.F.P.E.P.-S.N.P.P. a t’elle toujours signifiée son attachement au principe de la convention, convention avec le pouvoir politique, convention avec le pouvoir économique, convention avec le pouvoir universitaire, convention avec le pouvoir du patient qui vient d’ailleurs en général nous consulter surtout quand il n’en peut plus. Cependant convention conditionnelle, c’est-à-dire à la condition d’une certaine correction du traitement symbolique (scalpel et fil chirurgical du psychiatre quand il opère par la parole) des termes qui nous lient.

Ainsi, l’A.F.P.E.P.-S.N.P.P. tient à la convention, dans la mesure où celle-ci marque un progrès de civilisation majeur par rapport à la sauvagerie instinctive d’une loi « de la jungle », à la débilité de l’ignorance, au risque de folie de l’intuition visionnaire ou utopique, à la fascination perverse et enchaînante du contrat, au leurre de l’arbitrage non moins enchaînant de la compétition, au rejet ségrégatif pousse au meurtre. Elle y tient donc dans la mesure où cette convention participe du pacte symbolique, reposant seulement sur l’acte de foi du crédit accordé à l’autre, c’est-à-dire de l’acte symbolique qui seul permet de tisser le lien social et subjectif avec la possibilité à partir de là de son effet de responsabilité dans sa lecture d’après-coup. Elle y tient d’autant plus que cette convention organise la structure articulée, permettant séparation et lien, dont un patient en demande pourra tirer profit, à venir en ce type d’adresse accoster, pour mettre au travail les troubles psychiques faisant pour lui ou son entourage difficulté. Car c’est uniquement sur ce type de bord qu’un individu souffrant psychiquement peut tenter le pari de venir rejoindre un psychiatre pour aborder et traiter ses conflits internes, comme de voisinage ou de relations avec autrui. Il peut s’y arrimer s’il le souhaite et participer ou pas, selon son choix, à un travail de débrouillage de ses nœuds symptomatiques, voire à des « dénouements réformateurs », certes parfois nécessaires, mais pas sans que ceux-ci soient préparés par l’assurance d’une sérieuse élaboration ne supportant guère la précipitation et se devant de développer l’aptitude au moment de la chute des histoires à un renouage solide mais souple.

Or, force est de constater que l’actualité sociale manifeste une volonté toute différente dans la dite « organisation des soins », mettant en péril par là même tant la possibilité de ce nouage conventionnel que la possibilité de pérennité de la structure de corporation par le biais de principes qui cherchent à prendre des tangentes vis-à-vis du manque ou de toute métaphore s’en référant. Principes qui se trouvent importés pour la plupart du monde de la production et de la gestion des biens commercialisables. Règle de l’interaction de l’offre et de la demande, réseaux de production et de distribution, contrôle de qualité, obligation de résultats et de rentabilité, rapidité et facilité de la satisfaction, efficacité immédiate impossible à différer, communication publicitaire, management, recertifications incessantes faute du crédit, alternance contradictoire entre crédulité et incrédulité, libre accès à l’information, transparence d’utilisation…

Bref : de l’être à l’aise en veux-tu en voilà.

Dans ce contexte et afin de résoudre les impossibles et la complexité de l’alliance conventionnelle, pourquoi pas comme dans certains arrangements conjugaux ou le monde de l’entreprise, ressortir ce bon vieux contrat qui se passe très bien du fantasme de papa, du corporatisme et son impossible rapport au corps, au profit du sarcasme pervers ? Si le fantasme organise une réalité qui cherche à nouer tout en laissant libre, le sarcasme pervers désacralise et déréalise en réinjectant la chose directement au niveau de la métaphore. Et encore, peut-on créditer Sade d’un petit reste d’humour là où dans notre actualité l’on ne plaisante plus. Toujours est-il que par son pouvoir de fascination, le sarcasme pervers enchaîne quiconque viendrait le contracter dans une alternative ne laissant jamais de choix tiers : soit tu t’enchaînes totalement, soit tu te déchaînes aussi totalement.

Une telle organisation vient régler son compte à toute corporation, car si via le pacte symbolique celle-ci permet de tenir compte de ses membres comme de ceux des autres corps et permet de faire crédit, la décorporation démembre et discrédite sans honte.

Alors, qui signe quoi ?

Pierre Coërchon
Clermont-Ferrrand


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