Chronique : un étrange procès

Gérard Bles
Retour au sommaire - BIPP n° 21 - Mars 1999

Il serait hyperbolique de soutenir que le procès du sang contaminé a tenu en haleine la France entière pendant trois semaines : il aura pu par contre susciter chez certains d’entre nous un malaise, un malaise profond – à toutes sortes de registres. D’abord le décalage temporel : près de 14 ans après les faits… Le temps que bien des victimes meurent, que d’autres survivent à peine, que des familles mutilées n’en finissent pas de désespérer, elles qui, plutôt qu’une illusoire vengeance, demandent avant tout à comprendre comment un tel drame a pu se produire. Le temps qu’un certain nombre de protagonistes subalternes soient déjà condamnés ou attendent encore une première ou une deuxième comparution. Le temps donc que l’on démontre qu’il y a eu des responsabilités et des fautes. Le temps aussi qu’à travers des témoignages souvent contradictoires, des interrogations s’obstinent quant à l’implication des plus hauts échelons du gouvernement et de l’État.

Fallait-il en juger – et juger, ce qui n’est pas la même chose ? Ministres et chef du gouvernement ne peuvent comparaître que devant la Cour de Justice de la République pour des faits intervenus dans le cadre de leurs fonctions. Atermoiements… Et un Procureur général qui conclut d’abord à un non lieu, au sens où il ne lui apparaît pas y avoir matière à sanction pénale. Toutes les ambiguïtés ultérieures vont partir de là : pour qu’il y ait inculpation pénale, il faut qu’il y ait faute et responsabilité individuelles, personnelles (art.121.1 du nouveau Code pénal). Pourquoi alors y a-t-il eu procès ? Sans doute parce qu’un renvoi pur et simple aurait dégénéré en scandale politique, aurait été vécu par les parties civiles comme une manipulation visant à l’auto-protection de la classe dirigeante. Et parce qu’un doute durable et rédhibitoire aurait entaché l’image, voire la carrière des personnes concernées. Toujours est-il que la Commission d’instruction a décidé de poursuivre.

Alors procès il y a eu, qui d’emblée a pris un tour kafkaïen , les parties civiles, les toutes premières concernées, n’ayant pas accès à l’audience de par la réglementation de la Cour de Justice. Le président dudit tribunal s’avérait d’emblée peu compétent pour une affaire qu’il jugeait " surréaliste ", ignorant qu’il était de points essentiels du dossier. Le Procureur général et l’Avocat général s’employaient activement à assurer…la défense des accusés, au point qu’on a pu dire que les plaidoiries des avocats de la dite défense étaient littéralement devenues sans objet. Les accusés eux-mêmes, Laurent Fabius en tout cas, se sont fait parfois accusateurs…Il n’est pas jusqu’aux familles qui ne se soient retrouvées incriminées ! La médecine, les médecins, au passage, en ont pris pour leur grade, avec la curieuse mise en cause, à deux reprises, dans la bouche du Président de l’Assemblée nationale, du libéralisme médical (alors que l’essentiel des protagonistes étaient universitaires, experts ou hauts responsables administratif !) cependant qu’Edmond Hervé invoquait de son coté " la relation singulière entre le malade et le médecin " et l’indocilité de ces derniers. Il eut été plus cohérent, s’il y avait lieu, de s’interroger sur le pouvoir médical, la défaillance des sommités, voire les incertitudes de la science… A travers les nombreuses contradictions des témoins, n’hésitant pas à soutenir parfois des contre-vérités flagrantes, et s’employant le plus souvent à dédouaner les accusés, il est apparu au moins, selon l’avis des commentateurs, une réalité, celle des dysfonctionnements de l’appareil d’État, avec, en cible, les cabinets ministériels et leurs experts, qui ont apparemment failli à transmettre des informations déterminantes, plus préoccupés semble-t-il de décharger leurs ministres des décisions à prendre plutôt que de les éclairer.

Alors tous blancs, tout purs, nos ministres ? Au sens du code pénal, très vraisemblablement. Moralement même, peut-être – au moins l’affichaient-ils, hormis Edmond Hervé qui parut souvent très affecté. Il est dur, il est compliqué de gouverner, même si on a consacré sa vie pour y parvenir et s’y maintenir. Concrètement, il est très difficile pour un Ministre d’être précisément informé et donc clairvoyant sur tout – ce d’autant qu’à l’époque, souvenez-vous en, le Sida n’apparaissait pas encore aux yeux du public, même médical, revêtir les proportions du fléau tel qu’il est vécu aujourd’hui (et cela même si malgré tout on en savait plus long qu’on le prétend parfois). Il est donc quelque part fou de leur attribuer une responsabilité homicide plus ou moins délibérée. Alors, acquittés ? Très probablement – ce sera justice, au sens du code pénal. Et reste le malaise…

Peut-être parce que le véritable accusé n’est jamais comparu, n’a même jamais été évoqué : le responsable de ce drame, c’est une politique, une politique que nous connaissons bien depuis 20 ans, de droite ou de gauche, la politique économique de restriction des dépenses de santé. Non pas la politique du bon usage, elle est légitime – que n’a-t-elle été appliquée à ce moment-là ! Mais l’obsession d’un encadrement comptable des dépenses qui devient la ligne directrice de tout l’appareil politique, cabinets, grandes directions, gestionnaires de tous niveaux, un appareil tout entier appliqué à satisfaire aux directives ministérielles comme c’est par principe son rôle. Il faut énormément de courage et de clairvoyance pour s’insurger, voire se démettre. Et les conséquences de ce que l’on applique sont si lointaines, si médiates, presque irréelles !

Un témoignage sur ce point, personnel, mais que pourrait recouper H. Bokobza qui m’accompagnait lors d’une démarche que nous fîmes à peu près dans la même période auprès du directeur de cabinet d’Edmond Hervé. Nous étions allé exposer, dossiers à l’appui, toutes les conséquences négatives pour les intéressés qu’allait entraîner à moyen terme la démédicalisation alors entreprise dans les établissements de l’enfance inadaptée. Ce haut responsable, après nous avoir écouté attentivement, nous répondit qu’il savait cela, mais que l’impératif gouvernemental absolu était les économies à court terme, et qu’il ne pouvait revenir sur la politique instaurée…

C’est tout. Dans ce dernier cas, pas de morts mais de la souffrance en plus, qui était évitable. C’est ce même mécanisme qui est en cause dans l’affaire du sang – et on comprendra mieux ainsi ce qui a pu se passer à l’époque, qu’il s’agisse par exemple du problème des tests ou de la commercialisation persistante de produits à risques. Le corps médical, globalement, n’est certes pas indemne de responsabilités dès lors qu’au moins lui ne s’est pas unanimement insurgé. Savait, savait pas ? Certains des experts n’étaient pas sûrs, disons. Mais il est des risques que l’on n’a pas le droit de prendre : il peut être un devoir d’être intransigeant, au risque de déplaire. Et aujourd’hui encore, il faut savoir refuser…

De la politique adoptée, des ministres et un chef de gouvernement sont certainement responsables – pas devant la justice mais devant les citoyens qui leur ont confié leur destin. Encore faut-il que le problème soit posé clairement : le moins que l’on puisse dire est que le recours à la Justice, serait-elle d’exception, n’a fait que brouiller les cartes. Et qu’aucune leçon ne sera peut-être jamais tirée de ce drame sur ce plan, ce qui n’est pas le moins grave.

Gérard BLES

On peut lire une très complète et objective présentation de l’affaire dans un supplément du Monde du 6 février 1999.


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