Propositions d'argumentaire à l'appui de la "Troisième lettre à mes patients"

Jean-Jacques Laboutière
Retour au sommaire - BIPP n° 21 - Mars 1999

Après les graves remous de décembre dernier en rapport avec la mise en place du dispositif de reversements puis l’annulation de ce mécanisme par le Conseil constitutionnel, le gouvernement manifeste la volonté de renouer le dialogue avec les professionnels de santé. Chaque médecin a reçu la longue lettre de Martine Aubry et Bernard Kouchner dans laquelle ils précisent leur politique – redoutant semble-t-il qu’elle ne soit pas bien comprise, mais est-ce bien le problème ? – et pour nous inviter à exprimer librement nos propositions.

Les médecins demandaient de longue date cette reprise de dialogue et ne peuvent que se féliciter de cette initiative. Rappelons toutefois que la rupture n’était due aux qu’à l’intransigeance des pouvoirs publics. En dépit de la surdité du pouvoir politique depuis fin 1995, les instances représentatives de la profession ne se sont jamais lassées de faire les propositions que demandent maintenant les ministres. Faut-il entendre que leur représentativité est considérée comme douteuse ? C’est ce que cette invitation au dialogue individuel pourrait laisser craindre, préjugé qui permettrait à nos interlocuteurs de réfuter toutes les propositions émises depuis trois ans par nos syndicats.

Quoi qu’il en soit, le dialogue ne se refuse pas et il va de soi que les médecins ne feront pas la sourde oreille à cette invitation gouvernementale. Il a été amorcé pour nous à travers la lettre ouverte adressée par Gérard Bles à Martine Aubry et Bernard Kouchner. Parallèlement nous avons informé tous les psychiatres privés de l’analyse faite par le SNPP quant à la lettre de nos ministres de tutelle et diffusé une " Troisième lettre à mes patients ", les deux précédentes ayant reçu un accueil très favorable.

Reprenant le plan de cette dernière lettre, nous vous proposons ici une réflexion complémentaire plus détaillée propre à alimenter l’échange avec nos patients comme à étayer le débat avec nos ministres.

Les médecins misent sur la qualité des soins et la prévention

A la vision purement comptable des choses défendue par les pouvoirs publics depuis 1995, les organisations professionnelles peuvent opposer trois propositions : le recensement des besoins de soins, la prévention et la qualité des soins. Certes l’objectif de ces propositions n’est pas a priori de limiter l’évolution des dépenses de santé mais la profession fait pourtant le pari qu’elles peuvent y contribuer.

Les besoins de soins

La politique défendue par les pouvoirs publics repose sur un axiome : la maîtrise comptable ne sera pas source de rationnement de soins et n’altérera pas la qualité des soins puisque les dépenses de soins remboursées en France excédent largement les besoins sanitaires réels.

Or la démonstration de ce principe n’a jamais été faite de manière probante. Quelques rapports très généraux publiés sur ce sujet ont abouti à des résultats très divergents et assez fantaisistes. La profession demande de longue date que soit mise en place une démarche d’épidémiologie qui permette d’établir avec précision la réalité des besoins de soins.

La prévention

On l’ignore souvent, le financement de la prévention n’entre pas dans les missions de l’Assurance maladie même si elle y contribue de façon modique, de sorte que ce budget, qui dépend avant tout du ministère de la santé, est réduit à la portion congrue. Pourtant, même si les actions de prévention ont un coût, peut on imaginer moyen plus efficace de réduire les dépenses de santé que celui qui consisterait à empêcher que les pathologies n’apparaissent ou ne se développent jusqu’à des états morbides graves et coûteux à soigner ?

Certes, dans le domaine particulier de la psychiatrie, les interventions de prévention se limitent à la possibilité de prendre en charge les décompensations psychiques le plus précocement possible (prévention secondaire), faute de quoi le risque serait grand de tomber dans une vision " hygiéniste " de la santé mentale dont les possibles excès sont trop évidents pour que nous ayons besoin d’y insister.

Que revendiquent les médecins, et tout particulièrement les psychiatres, à ce titre ? Outre la prise en charge des actes de prévention, uniquement des choses très simples et de bon sens : être suffisamment nombreux pour être disponibles pour les patients et non plus surchargés par la demande de soins comme c’est généralement le cas actuellement ; que le patient soit libre de consulter un spécialiste s’il en ressent la nécessité ; le respect du secret dû à la vie intime des patients afin que chacun d’eux puisse en toute confiance s’ouvrir de ses craintes à son médecin ; enfin, que la nomenclature privilégie en général la rémunération des actes de consultation plutôt que les actes techniques afin que l’ensemble des médecins puissent consacrer plus de temps à chaque patient plutôt que d’avoir trop systématiquement recours à des examens complémentaires..

La qualité des soins

Le dernier volet des propositions de la profession est la recherche constante de l’amélioration de la qualité des soins. Non que ceux-ci soient de qualité médiocre : ils sont reconnus pour être d’un excellent niveau, mais la médecine évolue vite et se maintenir à ce niveau de qualité implique un effort sans fin.

Cette exigence de qualité se développe pour les médecins selon deux directions : tout d’abord que soit respectées les exigences techniques propres à chaque mode d’exercice et à chaque discipline au lieu que des réglementations trop hâtivement rédigées ne viennent les remettre en question. Ainsi, en psychiatrie, la question de la confidentialité et du libre accès du patient au psychiatre sont de ce point de vue tout à fait cruciales. Ensuite, que chaque médecin puisse s’investir dans un processus de formation médicale continue d’autant plus profitable pour lui et ses patients qu’il pourra disposer d’une offre de formation adaptée à sa pratique et qu’il se sera librement investi dans ces actions de formation.

Les malentendus avec les pouvoirs publics

Il serait excessif de prétendre que ces propositions ne sont pas prises en compte par les autorités de tutelle. Force est cependant de constater qu’il persiste de considérables divergences sur les modalités de leur mise en œuvre. Que nous opposent en effet les pouvoir publics ?

A notre demande de recensement des besoins sanitaires, il nous est répondu que c’est le volet médical de la carte Sésam-Vitale 2 qui viendra tout résoudre. Coûteuse à mettre en place, encore incertaine quant à sa fiabilité, problématique au regard de la confidentialité des données médicales, cette carte donnera-t-elle de meilleurs résultats que des études épidémiologiques élaborées en commun avec la profession et qui n’auraient pas eu les mêmes inconvénients, notamment du fait de leur anonymat ? Les pouvoirs publics souhaitent-ils vraiment connaître les besoins sanitaires des Français ?

Par ailleurs, là où les psychiatres défendent l’importance la prévention secondaire et soulignent l’importance de la précocité des prises en charge, ce qui suppose avant tout une révision des prévisions démographiques pour la discipline, on nous répond Santé publique en nous invitant à participer à des programmes aussi vastes que parcellaires élaborés de manière trop centralisée et trop protocolaire pour que chaque psychiatre puisse s’y articuler avec souplesse.

Quand nous évoquons notre exigence de qualité des soins on nous répond là encore informatisation et travail en réseau, comme si un ordinateur pouvait à lui seul garantir quoi que ce soit en matière de qualité des soins et comme si le partage systématique de l’information pouvait dans tous les cas y contribuer. Les psychiatres, comme tous les médecins, peuvent comprendre l’importance de la coordination des soins dans certains cas, tout particulièrement lorsqu’un traitement médicamenteux peut interférer avec les traitements que d’autres praticiens seraient amenés à prescrire, mais quel intérêt cela peut-il avoir pour la qualité des soins de faire connaître à tous les médecins d’une ville que tel patient a consulté un psychiatre, et a fortiori de communiquer un diagnostic ? Cela ne fera-t-il pas au contraire redouter au patient que le regard de ses médecins sur lui-même n’en soit modifié au détriment parfois de la qualité des soins recherchée ?

Enfin, quand nous parlons de Formation Médicale Continue et de l’importance de la diversité de l’offre afin que chaque praticien puisse se former selon la nécessité qu’il en ressent, il nous est répondu par l’obligation de formation sur certains thèmes choisis par les pouvoirs publics et par la mise en place de procédures d’évaluation et de validation de ces mêmes formations. Les médecins connaîtraient-ils moins bien les besoins de leurs patients et leurs propres insuffisances que les pouvoirs publics, et ont-ils si peu étudié dans leur vie qu’ils ne puissent d’eux mêmes évaluer la valeur d’une formation ?

La maîtrise comptable reste le principe de la politique gouvernementale

Au delà de ce premier niveau du débat qui montre déjà bien à quel point il est difficile de se comprendre entre professionnels et pouvoirs publics, reste le problème de fond de l’orientation générale de la politique de santé. Sans préjuger de l’évolution des choses dans les prochains mois il est clair sur ce point que le gouvernement n’envisage pas de renoncer au principe de la maîtrise comptable. Pourquoi cet attachement ? Il repose essentiellement sur deux ordres d’arguments.

Argument macro-économique

Le premier argument est économique : les dépenses de santé représentent en France environ 10 % du Produit Intérieur Brut, alors que tous les autres pays d’Europe restent en dessous de ce pourcentage (de 6 à 9 % selon les pays). Il y aurait donc une tendance à " harmoniser " cette part du P.I.B. consacrée aux dépenses de santé avec ce qui est observé chez nos voisins, afin nous dit-on de rendre notre économie plus compétitive.

A vrai dire cet argument devrait être considéré avec prudence faute d’informations suffisantes pour pouvoir pleinement juger de sa pertinence. En effet, s’il est vrai que le volume des dépenses de santé ramené au P.I.B. est en France le plus élevé d’Europe, (et le deuxième du monde après les U.S.A.) il ne faut pas non plus perdre de vue que le secteur de la santé contribue à hauteur de 6% à la formation de ce même P.I.B., ce qui est non moins considérable. En toute rigueur, c’est la différence entre cette contribution à la richesse nationale et le volume des dépenses liées à la santé dont il nous semble qu’elle devrait être comparée avec le même chiffre chez nos voisins européens, et non pas le seul chiffre des dépenses comme on le fait toujours.
Cette différence est de l’ordre de 4 % en France. Nous ne disposons malheureusement pas des chiffres pour les autres pays d’Europe mais, d’une part, est-il pleinement assuré que nous fassions à cet égard beaucoup plus mal qu’eux et, d’autre part, peut-on garantir qu’en cas de maîtrise comptable la contribution à la richesse nationale du secteur économique de la santé conserve le même niveau ?. Il serait pour le moins regrettable que l’on prenne le risque d’un rationnement et/ou d’une perte de qualité des soins pour obtenir exactement le même résultat sur le plan macro-économique. Nous ne pouvons cependant que poser la question, les données précises permettant d’approcher la réponse n’étant pas à notre disposition pour autant qu’elles existent.

La survie de la Sécurité sociale

Le second argument invoqué en faveur de la maîtrise comptable des dépenses de santé est qu’elle serait indispensable à la survie même de la Sécurité sociale. Il s’agit là d’un argument " fort " et qui doit être pris très au sérieux car nous sommes tous, patients et médecins, également attachés à la Sécurité Sociale.

Depuis fort longtemps, les gouvernements successifs ont pris l’habitude d’opposer la croissance des dépenses de santé et cette survie de sorte que chacun a pris l’habitude de considérer cette relation comme naturelle et évidente. Les choses demandent cependant à être approfondies, ce qu’on comprendra mieux en se plaçant d’abord dans l’hypothèse où la Sécurité sociale n’existerait pas (ou plus).

Que se passerait-il en effet dans ce cas ? Ici encore, l’étude des systèmes de protection sociale de nos voisins nous donne la réponse. Nous pouvons grossièrement en dégager trois modèles : - soit l’assurance maladie est prise en charge par les assurances privées (mutualistes ou capitalistes) qui équilibrent leurs comptes en jouant à la fois sur le niveau des cotisations et sur la sélection des risques, - soit il existe une médecine nationalisée avec un financement d’État équilibré a priori mais limitant inévitablement les soins disponibles, sur le modèle du National Health Service britannique (c’est le principe même de la maîtrise comptable), - soit, enfin, les deux systèmes coexistent, certains soins de base étant pris en charge par des fonds d’État, d’autres par des assurances complémentaires, réalisant alors une médecine à deux vitesses dans le cadre de laquelle l’accès aux soins sera pour partie déterminé par la situation financière des patients.

N’oublie-t-on pas trop vite que la profonde originalité de la branche Assurance Maladie de la Sécurité sociale est (ou était ?) de ne pas se limiter à n’être qu’un système de protection social ? Son ambition, exprimée dès son origine, était en effet de réaliser un système de couverture original dans lequel il n’existerait bien sûr aucune sélection du risque a priori (au contraire de ce que risquent fort de pratiquer les assurances privés et que pratiquent déjà les "National Services " étrangers), mais surtout pas de limitation des dépenses dès lors que ces dépenses sont justifiées à la fois par la nécessité et la qualité des soins. Au contraire des systèmes de protection sociale " internationaux " qui visent avant tout à garantir un " panier de soins " minimum à leurs ayant droits, la Sécurité sociale revendiquait donc d’emblée la qualité des soins pour tous. En d’autres termes, il est permis de dire que sa radicale originalité était, au-delà du consensus international sur la nécessité d’une protection sociale en matière sanitaire, d’exclure a priori toute possibilité de médecine à deux vitesses.

Certes, cette originalité s’est historiquement fondée sur un pari de prospérité économique durable dont nous savons qu’il n’a pu être tenu, de sorte qu’il existe depuis des années un déficit chronique de la branche Assurance maladie, aussi relatif soit-il. Mais cette originalité s’est aussi appuyée sur une volonté politique : maintenir coûte que coûte l’égalité des chances dans l’accès non pas seulement aux soins mais surtout à des soins de qualité, quels que soient les moyens financiers du patient, quels que soient les pathologies en cause, en soutenant contre vents et marées le principe d’une cotisation d’assurance maladie obligatoire et proportionnelle aux revenus des cotisants.

Le déficit répété des comptes a toutefois obligé les gouvernements à composer avec la réalité et à céder sur le principe : augmentation des cotisations, introduction ou majoration des tickets modérateurs ouvrant la porte aux assurances privées, création du secteur à honoraires libres, sont autant de mesures qui, au fil du temps, sont venues porter de graves attaques à l’ambition initiale d’une égalité d’accès à des soins de qualité. Il est vrai que cette dérive reste corrigée dans certaines limites par des mesures telles que l’exonération du ticket modérateur pour les soins longs et coûteux et l’aide médicale gratuite pour ceux qui ne pouvaient s’offrir une assurance privée pour financer le ticket modérateur. Mais il est incontestable que, de ce point de vue, nous ne pouvons que tomber d’accord avec le fait que l’expansion indéfinie des dépenses de santé réalise bien une menace pour la survie de ce que la Sécurité sociale avait de spécifique par comparaison avec les systèmes de protection sociale étrangers.

Observons cependant ceci : si les aléas de l’économie ont contraint à céder sur le principe de l’égalité d’accès aux soins, ils n’ont pour autant jamais jusqu’ici amené à transiger sur la qualité des soins.

Mais que prétend-on nous faire croire quand on affirme que seule la maîtrise comptable pourrait assurer la survie de la Sécurité sociale et de ses principes (ou de ce qu’il en reste)? Ne la transforme-t-on pas ipso facto en un simple fond d’État, un " National Health Service ", probablement insuffisant à rembourser l’intégralité des soins puisqu’il n’est tenu aucun compte des besoins, aggravant le caractère inégalitaire du système en élargissant mécaniquement le champ des assurances privées pour couvrir les besoins sanitaires non budgétisés mais, surtout, cédant cette fois non plus seulement sur l’égalité d’accès aux soins mais aussi sur la qualité ? Car tout le problème, et tout le débat, est là : peut on sérieusement prétendre rationaliser l’organisation des soins pour permettre une diminution des dépenses qui soit compatible à qualité constante avec la maîtrise comptable ? Si oui, la maîtrise comptable est effectivement un moyen de défendre la Sécurité sociale, sinon la maîtrise comptable est le moyen de supprimer ce qui reste de son originalité et de sa spécificité pour la transformer en un banal système de protection sociale sur le modèle international des " National Health Services "…

Conclusion

Si un dialogue longtemps attendu semble donc se renouer avec les pouvoirs publics, sur quelles bases va-t-il s’ouvrir? Sera-t-il l’occasion de clarifier – et s’il se peut de faire enfin entendre – les propositions que les médecins présentent aux pouvoirs publics depuis des années ou bien resterons-nous verrouillés dans l’incompréhension dans laquelle nous nous débattons, en particulier depuis 1995, boucs émissaires désignés d’une augmentation des dépenses de santé dont personne dans la sphère politique ne semble plus avoir le courage de dire qu’elle est pourtant inévitable à moins de rationner les soins, qualitativement et quantitativement ?

Nous n’aurons sans doute pas longtemps à attendre pour savoir quelle tournure prendra ce dialogue car le gouvernement est pressé et a déjà fait savoir qu’il ne donnait que quelques mois à la profession pour trouver un accord.

Jean-Jacques LABOUTIERE


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