Lettre ouverte à Martine Aubry et Bernard Kouchner

Gérard Bles
Retour au sommaire - BIPP n° 21 - Mars 1999

Nous avons tous reçu individuellement dans la dernière semaine de février une longue lettre de Martine Aubry et Bernard Kouchner exposant leur projet politique actuel et sollicitant le dialogue et les propositions de chaque praticien. Nombre d’entre vous ont réagi très vite, les uns avec étonnement ou irritation, quelques autres sensibles à l’ouverture ainsi faite, beaucoup souhaitant disposer de l’analyse du SNPP avec des éléments de vue d’une réponse qu’il est sans doute souhaitable d’effectuer individuellement - tout en pointant ce que peut avoir de difficilement acceptable ce contournement des structures représentatives de la profession.
Dans les jours qui ont suivi, le SNPP a adressé aux ministres la lettre ouverte que l’on lira ci-après. Parallèlement, nous avons rédigé une «Troisième lettre à mes patients» recentrée sur cet événement (alors qu’elle devait être primitivement consacrée au secret) - lettre que vous avez reçue ces jours derniers.
En complément de celle-ci, nécessairement simple et brève, vous trouverez plus loin, sous la plume de Jean-Jacques Laboutière, des éléments de réflexion plus étoffés qui peuvent enrichir l’échange avec vos patients.
Ces documents peuvent répondre à certaines de vos interrogations, à l’instar des indications que nous vous avons données dans notre lettre circulaire du 8 mars 1999 sur les «points durs» qu’il ne nous parait pas possible de négocier.
N’hésitez pas à ouvrir la discussion au niveau syndical, ne serait-ce qu’en nous communiquant la lettre que vous pourriez avoir été amenés à écrire aux ministres qui nous sollicitent.

G.B.

 


LETTRE OUVERTE

À MARTINE AUBRY ET BERNARD KOUCHNER

Madame la Ministre,
Monsieur le Secrétaire d’État,

Vous avez pris la peine de vous adresser à chacun d’entre nous à l’occasion de la crise institutionnelle dans laquelle nous nous débattons tous, politiques, gestionnaires et soignants.

Votre lettre est courtoise, habile, les questions les plus brûlantes et les plus controversées sont exposées sur un mode serein, presque bénin. Il faut reconnaître que ce ton nouveau nous change agréablement des volées de bois vert qui nous ont été administrées ces dernières années, directement par le pouvoir politique et les responsables des Caisses, ou par l’intermédiaire de médias dont les sources d’information nous ont trop souvent paru univoques… et contrôlées.

Il est vrai qu’à nous présenter obstinément comme une classe de privilégiés, voire de " profiteurs " (aussi bien de la souffrance des citoyens que du système de protection sociale qui leur garantit l’accès aux soins), l’opinion publique – enfin, une partie d’elle - nous serait plutôt hostile, alors même que chaque Français, individuellement, garde un lien privilégié avec " son " médecin. Nous ne redorons notre blason médiatique qu’à l’occasion des grandes avancées scientifiques, ou supposées telles, des " miracles " de la médecine, ceux-là mêmes qui coûtent cher. Mais le soin " banal ", le réconfort quotidien, l’écoute patiente, le recours aux " petits " moyens, ne sont guère valorisés de par leur discrétion même, quand ils ne sont pas indirectement stigmatisés lorsqu’un Médecin-conseil national ou un Directeur de Caisse nationale dénoncent 100 milliards de gaspillage (curieusement, le montant de la somme n’a pas varié en près de 20 ans, ce qui lui confère son poids de symbole – ou sa valeur de slogan… Actualisons, démontrons si l’on peut…).

Nous apprécierions malgré tout, non pas de recevoir un quelconque hommage, mais de bénéficier de la reconnaissance du service rendu comme de sa juste appréciation : 8 à 12 ans d’études, 10 à 12 heures de travail quotidien, des efforts soutenus de formation continue, des responsabilités éprouvantes, une aptitude décisionnelle de tous les instants, devraient suffire largement à justifier un revenu moyen qui n’excède pas celui des cadres. Nous apprécierions, redisons-le, que nos Ministres de tutelle reconnaissent clairement que nous ne sommes pas globalement des exploiteurs, des rentiers de situation, et que nous méritons une rémunération volontairement bridée par notre engagement conventionnel. Mais passons…

A propos de quoi, cependant, nous devons dire notre fréquente déception de l’expérience des États généraux qui nous ont paru trop souvent le prétexte à une charge anti-médicale de la part d’un public " choisi " et dont nous avons des raisons de penser qu’il a été souvent " travaillé " pour réagir dans " le bon sens ". Nous y sommes allés, mais la parole – une parole pas toujours respectueuse, je vous le concède – nous a souvent été refusée. Passons encore…

Dernière considération préalable : flattés que nous sommes que vous nous interpelliez personnellement en sollicitant notre avis, un doute cependant nous saisit quand vous évoquez le " décalage " des débats nationaux par rapport à nos préoccupations de terrain . Estimeriez-vous que nos organisations représentatives, nos syndicats, doivent, pour que vous accédiez à cette vérité, être contournés ? Nous ne saurions l’imaginer de la part de démocrates eux-mêmes élus et forts de cette désignation par le peuple…Pas plus nous ne saurions croire qu’il y ait là une quelconque manœuvre de division – avec d’ailleurs et dès lors le risque de déboucher sur des regroupements spontanés et aléatoires, sympathiques peut-être, imprécateurs souvent, maîtrisables difficilement et qui pourraient justifier à nouveau la rupture du dialogue…

Mais venons-en au fait, c’est-à-dire la longue évocation que vous nous proposez de notre avenir et de vos projets sur ce même avenir. Il apparaît presque de mauvais goût de ne pas être convaincu par ce brillant exercice de style, scandé par des mots-clés magiques comme indépendance, libre choix, qualité, progrès, modernisation, refus de la coercition et du dirigisme (" procédurier, tatillon et administratif ", je vous cite). Aussi avancerais-je volontiers que ce qui nous questionne, c’est ce qui n’est pas dit, ou qui doit être lu entre les lignes.

Il est vrai, néanmoins, que vous nous rappelez clairement que votre objectif est la maîtrise des dépenses de santé et l’invention de " mécanismes de sauvegarde ", sans prononcer toutefois le mot fatidique de régulation comptable mais en nous laissant bien entendre que d’ici quatre mois… (cela fait juin, si je ne me trompe ? Pourquoi juin ?). Pourtant, vous nous dîtes que vous ne sauriez penser que " la contrainte et… la perspective d’une contribution financière modifieraient les pratiques médicales " : alors, pourquoi vous donner tout ce mal ?

Pourquoi tout ce mal alors que, selon vous, tous les instruments de modernisation de notre système sanitaire vont très naturellement réguler ces fameuses dépenses ? Serait-ce que vous n’êtes pas si assurés que cela du résultat escompté ? La question effectivement est de savoir 1) si tous ces instruments ne vont pas finalement induire un coût propre très élevé (il l’est déjà, autant que nous le sachions), qu’il s’agisse d’outils, de commissions, comités et instances multiples et de contrôles divers ? 2) si leur mise en œuvre ne va pas laisser apparaître non tant des gaspillages (il y en a, comme dans toute institution humaine) que des besoins mal ou non satisfaits (il est vrai que vous ne soufflez mot sur l’épidémiologie et l’inventaire des besoins, comme sur la prévention, cette éternelle mal-aimée de notre système sanitaire, aussi souvent invoquée que mal dotée !).

A moins que tous ces instruments n‘aient finalement et avant tout, comme effet sinon comme objectif avoué, un renforcement des contrôles et du dirigisme dans les procédures de soins, puisque dans tous les cas, c’est l’État qui supervise, organise, édicte ou finalise les modalités comme les contenus ? Ce qui serait d’ailleurs dommage, en suscitant inévitablement chez les professionnels des réactions de rejet à l’égard de méthodes de travail qui pourraient avoir tout leur intérêt dans un autre contexte.

Un exemple : l’informatisation. Il serait vain d’en contester l’utilité comme la place à venir dans notre société. Vous nous dîtes qu’elle ne sera pas, comme précédemment envisagé, " un outil de coercition et de contrôle de notre activité " : force nous est cependant de constater qu’elle reste ce qu’elle était, avec les mêmes risques potentiels, qu’il s’agisse de télétransmission, du volet santé de Sésam-Vitale 2 ou autres. Vous n’avez pas l’intention, dîtes-vous, de contrôler notre activité ou d’influer sur nos pratiques : mais l’instrument l’autorise et rien ne nous garantit que la volonté politique ne changera pas demain. Quelle charte, quel dispositif légal nous en protège ? Quant au secret médical dont l’invocation finit apparemment par exaspérer tout le monde administratif mais auquel les médecins et encore plus leurs patients demeurent profondément attachés, vous n’en dîtes rien – par oubli ?

Là où votre administration paraît devoir relâcher son emprise, c’est sur la formation médicale continue – non sans paradoxe puisque les professionnels depuis 2 ans s’étaient beaucoup impliqués dans l’organisation des structures et des moyens à partir du cahier des charges qu’on leur imposait. Nous regrettons un peu certains efforts désormais sans objet, mais nullement de retrouver une plus grande marge d’initiative dans ce domaine – en nous interrogeant cependant sur la raréfaction des financements qui pourrait accompagner cette évolution. Mais peut-être estimez-vous que c’est la sophistication éventuelle des instruments d’évaluation des pratiques qui deviendra le principal aiguillon à ce travail de formation et de mise en conformité (quand même !) avec les AMM, RMO et autres recommandations de bonne pratique. Nous notons que vous entendez privilégier dans ce cadre l’auto-contrôle professionnel alors qu’il y a quelques mois vous annonciez la réorientation de la mission des médecins-conseils dans cette direction. Cela a-t-il aussi changé ?

Qui ne se réjouirait enfin de vous voir encourager l’innovation ? Mais quelles innovations ? Dans votre propos, on peut percevoir le désir que soient remis en question certains des principes de l’exercice libéral, en "modernisant, adaptant ou assouplissant " nos conditions d’exercice et nos rémunérations. Nous n’avons pas d’objection à ce que les médecins puissent choisir tel ou tel mode de travail selon leurs aspirations ou les besoins, pour autant qu’ils puissent également, s’ils le préfèrent, garder sans pénalisations leurs modalités de fonctionnement actuelles. Il y aurait inégalité de traitement et danger à promouvoir publicitairement tel ou tel système. Tout comme il est hasardeux d’avancer que " le réseau doit devenir le mode normal d’exercice " : là encore, les évolutions doivent être fonction des besoins, non d’une doctrine. Par exemple, des expériences de réseau anciennes comme la sectorisation psychiatrique ou les pratiques communautaires ont montré leur intérêt mais aussi leurs limites – en laissant apparaître l’important besoin qui subsiste d’une pratique de soins strictement individuelle, personnalisée. Nous espérons par contre que deviendront enfin accessibles aux psychiatres libéraux les possibilités de pratiques institutionnelles souples et décentralisées qui rentrent dans le cadre de ces " structures intermédiaires " jusqu’à présent à eux refusées au nom des règles traditionnelles de rémunération et de contrôle – ou du respect de la carte sanitaire…

Vous ne dîtes mot enfin de la démographie médicale – ce qui laisse entendre, je suppose, que les options jusqu’ici retenues sont maintenues, en particulier la réduction des spécialités au profit de la médecine générale. Cependant, c’est l’inventaire des besoins, une fois de plus, qui devrait constituer la pierre de touche d’une telle politique et non un choix doctrinal (ou économique ?). A titre d’exemple, votre entourage reconnaît l’ampleur des besoins en psychiatrie alors que la discipline est programmée pour une réduction démographique drastique (30 % en 15 ans). Est-ce bien cohérent ?

Telles sont quelques unes des réflexions, rapidement formulées, que suscite en première approche votre lettre. N’y voyez pas la démonstration de notre " conservatisme ", ou l’efflorescence de notre " paranoïa " (même si l’expérience de ces dernières années nous rend inévitablement méfiants), mais bien la preuve du sérieux que nous mettons à analyser vos propos, dans le souci où nous sommes d’administrer nous aussi une bonne médecine, une médecine digne d’un pays moderne et riche dont les citoyens peuvent choisir de privilégier la santé sans la traiter comme une consommation banale – dans la volonté où nous sommes également de voir préservé un système de protection sociale qui garantisse l’accès à des soins de qualité pour tous, sans discriminations liées aux risques ou aux ressources. Nous sommes prêts à coopérer avec vos services pour inventorier les bonnes réponses, qui ne sont pas forcément toutes les nôtres ni toutes les vôtres. Mais, de grâce, faites en sorte que cet échange ne se transforme pas (une fois de plus ?) en marché de dupes !

Je vous prie de croire, Madame la Ministre, Monsieur le Secrétaire d’État, à l’assurance de ma haute considération,

Dr Gérard BLES


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