La littérature et l'Inserm ou l'envers de Charcot
Le tumulte que traverse la psychiatrie mérite que l’on s’y intéresse de près tant les enjeux qu’il sous-tend sont importants. Il ne s’agit pas, comme il est trop souvent dit, d’une querelle de chapelles, voire de corporatismes qui s’amuseraient à sonner le tocsin ; il est question du statut de ceux qui viennent consulter un « psy » et du même trait, du statut du citoyen tout court.
La psychiatrie française n’est pas née d’hier, c’est une vieille dame de déjà plus deux siècles, qui en a vu d’autres, qui a largement influencé la psychiatrie mondiale… enfin, jusqu’à ce que des enjeux industriels et de remboursements de santé ne viennent encombrer jusqu’à l’extrême sa conceptualisation. La tendance est au déni du passé alors que les psychiatres ont à leur disposition un beau patrimoine qui fait partie intégrante de l’histoire de la pensée et il serait iconoclaste voire suicidaire de ne pas s’en servir, et pourquoi pas, de l’user jusqu’à la corde.
Au regard de l’histoire, il est légitime de se demander pourquoi la neurologie qui a inventé « l’inconscient » à la fin du xixe siècle, qui a défini le territoire des névroses par un mécanisme d’exclusion du domaine des troubles neurologiques, bref qui a donné de nouvelles limites à la psychiatrie moderne, décide aujourd’hui, au nom de la neurobiologie, de se réapproprier ce champ ?
Pourquoi ce qui n’était hier encore que « fonctionnel » (sans lésion étiologique objectivée) ne le serait plus mais imputable à des mécanismes génétiques qui restent, pour l’heure, plus idéologiques que scientifiques ?
Aborder ces deux questions oblige à un détour d’un peu plus d’un siècle.
Charcot, éminent professeur à la Salpetrière, examine des années durant des cas d’hystérie et traque les mécanismes hypnotiques. Il recherche une explication neurologique aux paralysies et anesthésies hystériques qu’il réussit à faire disparaître ou reproduire sous hypnose. Aucune lésion organique n’est retrouvée. Il établit des liens patents entre ces pathologies et la survenue de traumatismes psychiques. Il s‘agit de paralysies de fonction et non de territoires neurologiques. Le corps de l’hystérique est le corps vécu et représenté et non le corps anatomique. Un autre neurologue, Freud, en tire les conséquences et fonde la psychanalyse.
La psychanalyse est donc une invention de médecins neurologues qui assimilent l’inconscient à un résidu persistant de l’opération de leurs recherches et qui donne lieu à une nouvelle théorisation des conséquences du trauma. L’inconscient a été conçu par élimination.
Rappelons le contexte politique dans lequel exerçait Charcot. Les philosophes établissaient les fondements de ce que sera la République du xxe siècle et la lutte était acharnée contre l’Eglise, pilier de la monarchie. Les recherches sur l’hystérie ne démystifiaient-elles pas possessions et extases mystiques dont l’ancien régime était si friand ? Charcot, positiviste s’il en est, anticlérical distingué, n’avait-il pas été promu à la tête de la chaire « des maladies du système nerveux », financée sur le budget national, par Gambetta qui venait d’être nommé premier ministre ? Par cette nouvelle dénomination de l’ancienne chaire de « pathologie mentale et maladie de l’encéphale », le gouvernement ne décidait-il pas de l’inclusion des névroses dans le champ des pathologies au détriment de leur interprétation mystique récupérée de tout temps par l’Eglise ? Ce changement fut opéré sur proposition du ministre de « l’instruction publique et du culte », deux mois après l’arrivée du cabinet Gambetta : n’y avait-il pas un vécu d’urgence de ce point de vue ? Le gouvernement ne faisait-il pas intrusion dans le domaine médical pour des raisons politiques ? Charcot n’était-il pas soutenu par Paul Bert, Littré, Clemenceau ou Bourneville qui chercha à laïciser les hôpitaux comme Ferry laïcisa l’école ? La science positive comme conception démocratique de l’organisation sociale, tel est le credo des républicains de la fin du xixe siècle.
Charcot recevait dans ses salons tout ce qui constituait la iiie République. Intellectuels et artistes se précipitaient aux fameuses « leçons du mardi », les psychiatres sortaient de leur pratique d’aliéniste pour devenir également psychothérapeutes et cultivaient leur rayonnement dans la société civile pour d’ailleurs ne plus s’en défaire.
La révolution de 1789 avait promu les psychiatres à soigner humainement les aliénés (elle pensait même que la folie était une des conséquences de la barbarie de l’ancien régime), la iiie République les favorisait en tant qu’alliés politiques. Le positivisme, la science, le diagnostic d’hystérie contre le démoniaque, l’Eglise, « le lien odieux entre la femme et le prêtre », le pilier de l’ancien régime. Les neuropsychiatres démolissaient, au nom de la science, l’influence de l’Eglise dans l’intérêt d’une République qui voulait séculariser à outrance et les sociologues républicains construisaient sur ces ruines mêmes une morale civile et laïque.
Ce lien avec la politique, depuis 1789 jusqu’au libre champ que constituait la iiie République, est la clef pour comprendre l’évolution de la psychiatrie française.
Tout le xxe siècle vint à son tour témoigner de l’immense utilisation politique de la psychiatrie, de l’importance de la politique dans la conceptualisation même de la psychiatrie.
Tout cela va dans le sens d’une reconnaissance de la part de l’Ethique dans cette affaire.
Il ne s’agit ni de moralité ni de charité mais d’observer que la place du sujet dans une société aura des conséquences déterminantes pour l’organisation des soins psychiatriques. La République, au nom de l’égalité des chances (et non de l’égalité de résultats), considérait devoir réparer et prendre en charge, autant que faire se peut, « les accidents de la vie ». Le citoyen était au centre des préoccupations, l’épanouissement individuel considéré comme la clef du progrès collectif.
Quitte à faire frémir des générations de neurobiologistes, il est patent que la politique puisse être « psychiatriquement thérapeutique ». Le principe actif n’en est pas si complexe. La Constitution Républicaine donne un statut à l’individu qui va de pair avec une reconnaissance du sujet. Nul besoin d’être grand psychanalyste pour mesurer l’importance de cette reconnaissance. Chacun sait ce qui arrive à celui qui ne compte pas ou que l’on ignore, aussi bien dans une famille, que dans une entreprise ou un groupe d’amis. Enfermez n’importe quel capitaine d’industrie, grand entrepreneur enthousiaste, dans un petit bureau sans fenêtre à remplir des tâches inutiles et vous verrez le résultat au bout de quelques jours… Tout le monde sait cela et ne se raconte pas de baliverne au sujet de son taux de sérotonine ou d’autre neuromédiateur qui serait censé expliquer son syndrome dépressif.
La République est un fantastique instrument de reconnaissance du sujet, dès sa naissance.
Chacun sait ce qui arrive à un nouveau-né ignoré par sa mère. Pour pouvoir exister, il faut d’abord exister pour l’autre. Nous pouvons avancer que, d’un point de vue historique, le développement de la psychiatrie française a été parallèle à celui de la République et en a subi tous les aléas.
Aujourd’hui, la neurobiologie tend à dévorer son propre rejeton : l’inconscient. Parmi les livres noirs de la psychanalyse, décision par l’Etat de l’équivalence des psychothérapies, limitation de l’accès au psychiatre, diminution drastique du nombre de psychiatres, abandon de la psychiatrie sectorielle, généralisation de la prescription de psychotropes jusque dans les cours d’écoles, survient le rapport de l’Inserm. Cette institution, d’ordinaire prestigieuse, nous expose son étonnante relation à la littérature…
L’Inserm aurait ainsi épluché la littérature scientifique avant de proposer ses conclusions sur la prévention de la délinquance et n’y aurait pas trouvé de références psychanalytiques.
Il est clair, pour ma part, que si je ne trouvais pas de neurobiologie dans les revues de psychanalyse, je n’en conclurais pas pour autant qu’elle n’existe pas !
Il peut apparaître sournois, pour un esprit qui plus est scientifique, d’aller prétendre chercher des références qui recouvrent l’ensemble d’une question en n’interrogeant que le fief d’un parti pris. Cette étude a été reprise par un ministre de l’intérieur et cela a été le tollé. La politique se mêle de psychiatrie, comme à son habitude, mais cette fois dans le sens d’une gestion des masses, de la surveillance d’une « communauté de délinquants ». Il ne s’agit plus de prendre soin de l’individu et d’en attendre une avancée collective mais de pratiquer de la prévention de groupes, soit l’inverse d’une conception républicaine.
Que l’on n’invoque pas le « progrès » pour défendre cette volonté de « cavalier seul » des neurosciences : la recherche génétique reste stérile dans le domaine de la pathologie mentale ; l’imagerie cérébrale n’est pas plus qu’un instrument de recherche ; les psychotropes n’ont pratiquement pas évolué depuis 50 ans et posent de graves questions de santé publique à un coût financier retentissant ; les thérapies cognitivo-comportementales ont des indications restreintes.
Ce rapport de l’Inserm participe de l’envers de la démarche de Charcot qui a consisté, pour sa part, à individualiser l’inconscient en le séparant de la neurologie. C’est donc le rayonnement et le champ des « psy » que la neurobiologie tend à s’approprier, dans un contexte international qui n’investit plus les sciences humaines.
Si la neurobiologie adopte un comportement de mère monstrueuse à l’égard de l’inconscient, le rejetant puis cherchant à le dévorer, elle a dû attendre pour cela que l’Etat lâche ses convictions républicaines. L’Histoire nous montre le parallèle existant entre les principes républicains, l’attention accordée à la parole du sujet et les stratégies de soins psychiatriques. C’est bien du statut du citoyen dont il est question.
Patrice CHARBIT
Paris