Du clivage

Pierre Cristofari
Retour au sommaire - BIPP n° 45 - Juillet 2006

Le désintérêt récent envers la psychiatrie ne concerne pas seulement la psychiatrie, mais la médecine toute entière.

Il est commode de séparer l’être humain entre corps et esprit, et de croire qu’on peut impunément abandonner les avancées philosophiques de ces trois derniers siècles. Au fur et à mesure que la technique est plus présente dans notre vie quotidienne, la difficulté pour un être humain d’être reconnu comme un sujet à part entière et non comme une collection d’organes augmente. Si le médecin peut croire pouvoir se contenter d’être un technicien, il démontre alors son absolue inutilité : pris en tenaille entre la compétence de l’ingénieur – qu’il n’a pas – et les critères financiers qui seront prépondérants pour juger de l’opportunité du développement de telle ou telle technique, il devient un intervenant parmi d’autres, laissant sa place traditionnelle à on ne sait lequel des charlatans qui se bousculent au portillon…

Illustrant le clivage entre corps et esprit, le clivage entre disciplines techniques et disciplines cliniques, au détriment de ses dernières, montre que la réflexion sur l’essence même du métier de médecin balbutie. Les progrès technologiques s’accompagnent d’un développement considérable des moyens de connaissances, qui permet au sujet qui souffre – au « patient » – d’être de mieux en mieux informé de ce qu’il peut attendre, et même exiger de tel acte technique. D’ici peu la civilisation des objets nomades (auto-analyseurs) et de la télémédecine donnera au médecin le choix entre disparaître ou revenir à l’origine ancestrale de son métier : écouter, accompagner, en un mot soigner. La psychiatrie libérale est paradigmatique de ce que pourrait être la médecine de demain – dans le meilleur des cas. La tendance actuelle, entérinée par la dernière convention avec l’Assurance Maladie, de faire du médecin généraliste un simple trieur, officier de santé surtout comptable d’économies de bouts de chandelles, est de se préoccuper du très court terme, d’un horizon à trois ou cinq ans, en remettant à plus tard les indispensables réformes de structures. Médecins généralistes et surtout psychiatres, qui vivent exclusivement des revenus de leurs actes cliniques, ont vu leurs revenus stagner alors même que leur charge de travail a augmenté considérablement : c’est un symbole important. En même temps, jamais les psychiatres n’ont été aussi recherchés et écoutés – y compris par ceux qui voudraient les réduire à n’être que des prescripteurs de médicaments psychotropes, ou encore de techniques normatives bien plus que thérapeutiques. On en appelle aux psychiatres pour prendre sur eux la responsabilité des conséquences des difficultés sociales, professionnelles ou encore scolaires, quand on supporte si mal la différence entre les hommes. Il leur appartient de défendre farouchement leur indépendance professionnelle, non seulement dans leur intérêt – après tout, la place que l’on veut leur assigner, celle d’un « ingénieur réseau », serait pour eux bien plus confortable et lucrative – mais pour l’avenir même de la médecine, dont la clinique est le fondement, et pour celle de ce « colloque singulier » qui la fonde, qui demeure l’une des garanties du sujet souffrant, donc affaibli, dans une civilisation des grands nombres…

Pierre CRISTOFARI
Hyères


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