Antidépresseurs : l'expérimentation en questions

André Coret, Françoise Coret
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Il y a aujourd'hui comme un malaise à l'égard des antidépresseurs. Il était devenu commun de souligner leur surconsommation (particulièrement en France) et les considérables profits qu'en tire l'industrie pharmaceutique. Mais aujourd'hui il y a plus : c'est leur fiabilité qui est en question. Et ceci malgré les moyens consacrés à l'expérimentation de nouvelles molécules selon des protocoles qui paraissent crédibles et malgré les avis des autorités universitaires qui valident la qualité de ces expérimentations. Les autorisations de mises sur le marché (AMM) sont certes données mais la lecture des rapports montre bien que le gain d'efficacité des antidépresseurs est loin d'être spectaculaire. C'est le cas de l'agomélatine molécule la plus récente, commercialisée sous le nom de Valdoxan(1). Des réticences sont même émises quant au coût de ce nouvel antidépresseur : un rapport qualité/prix qui serait insuffisant(2).

De plus, une certaine gêne peut être éprouvée à la lecture des articles des revues spécialisées sur les bienfaits de telle ou telle molécule car ils se terminent très souvent sous une forme conditionnelle qui rend incertaine leur validité scientifique. Ainsi on peut lire dans le tout dernier numéro de la revue Neuronale un article sur la chronobiologie où l'auteur exprime tout le bien qu'il pense de l'agomélatine(3):

.... la classe des antidépresseurs dont le profil pharmacologique permet une resynchronisation pourrait avoir un effet particulièrement favorable pour promouvoir un meilleur fonctionnement social du patient déprimé.

Pour poursuivre trois lignes plus loin :

En ce sens, ils constituent une véritable avancée thérapeutique des troubles de l'humeur.

Ce passage d'un effet hypothétique à un fait avéré est troublant mais habituel dans l'ensemble des articles relatifs aux résultats d'expérimentation(4). Mais ces incohérences syntaxiques ne sont pas encore venues troubler les certitudes des prescripteurs d'antidépresseurs.

Remarquons alors que les plus récentes critiques concernant les résultats de la recherche sur les antidépresseurs ne viennent pas des milieux psychanalytiques freudiens, lacaniens ou autres, réputés à tort ou à raison pour leur méfiance à l'égard des " camisoles chimiques ". Elles viennent de généticiens, c'est-à-dire de ceux qui utilisent les moyens techniques les plus sophistiqués pour décoder-encoder la nature humaine(5). Cette position critique n'est peut-être pas si étonnante si l'on considère que leurs résultats scientifiques sont liés à une méthodologie rigoureuse et à des connaissances qui dépassent largement le cadre de la médecine. Ils sont alors bien placés (en tous cas mieux placés que les psy) pour évaluer la fiabilité de l'expérimentation en médecine et donc de l'efficacité réelle des antidépresseurs.

Il apparaît en effet que la méthodologie choisie par les laboratoires de l'industrie pharmaceutique et les cliniques universitaires pour prouver l'efficacité d'une molécule, pose problème.

Etudions tout d'abord comment se constituent(6) les cohortes de malades déprimés destinées à montrer l'efficacité d'un antidépresseur donné. Chaque cohorte doit être homogène c'est-à-dire être constituée de malades ayant chacun le même " degré " de dépression. Depuis plus de 50 ans et aujourd'hui encore, on se sert de "l'échelle de Hamilton" qui comporte 17 items à questions multiples et qui permet au médecin d'attribuer à chaque malade un nombre d'autant plus élevé qu'il est plus déprimé. Deux questions sont alors imposées par le bon sens :

1) Il est concevable de constituer des cohortes de personnes ayant toutes, par exemple, 3.20 g de cholestérol ou 55 cm de tour de tête puisqu'elles sont formées à partir d'une mesure. Quelle est par contre la fiabilité du nombre de Hamilton puisqu'il n'est pas issu d'une mesure mais d'une évaluation subjective ?

2) Avec ses 50 ans d'âge, cette échelle de Hamilton peut-elle être considérée comme valable, si tant est qu'elle le fut au départ ? Une polémique a d'ailleurs eu lieu à partir d'un article de l'American Journal of Psychiatry datant de 2004 qui disqualifiait l'échelle de Hamilton(7). Il n'en est fait aucun écho dans les publications récentes et les raisons pour lesquelles cette échelle serait encore valable sont donc inconnues.

Autres questionnements : pour les besoins de l'expérimentation sont donc constituées deux cohortes de malades déprimés chacune ayant le même nombre de Hamilton. A la première est administré un placebo et à la seconde, toute chose égale d'ailleurs, la molécule dont on veut tester l'efficacité. Dans le premier groupe, il est constaté, toujours sur l'échelle de Hamilton, que 50% des malades déprimés ont un nombre de Hamilton plus faible et qu'ils sont donc moins déprimés. Les auteurs des articles attribuent cette amélioration à " 'effet placebo". D'un point de vue méthodologique cette conclusion est forcément fautive puisqu'il n'y a pas d'expérimentation sur une cohorte de référence à laquelle on n'aurait donné aucun placebo(8).

Et l'on passe alors à la cohorte avec antidépresseur pour constater que 65% des malades déprimés le sont moins, leur état étant toujours mesuré à l'aide de l'échelle de Hamilton. On obtient ainsi 15% de mieux que la première cohorte avec placebo. Peut-on alors dire, comme l'affirment les auteurs des articles cités que l'antidépresseur est "plus efficace" que l'effet placebo ?(9)

Il est nécessaire de s'entendre sur ce qu'est cet effet. Pour nous, il consiste à soutenir que c'est le fait d'administrer un médicament et non le médicament lui-même qui a une action thérapeutique. Le médicament peut d'ailleurs ne contenir aucun élément actif, il sera alors appelé "placebo". Autrement dit, au titre de "l'effet placebo", l'administration du "placebo" dans la première cohorte et l'administration du médicament dans la deuxième, doivent avoir le même effet. On doit donc s'attendre à ce que l'amélioration de 50% constatée dans la première cohorte soit au moins la même dans la deuxième. Comme l'amélioration est de 65%, nous en déduisons qu'il s'agit de l'action couplée de "l'effet placebo" et du médicament !  Ces expérimentations ne devraient pas permettre d'être plus précis sur l'action spécifique de l'antidépresseur.

Tout juste peut-on affirmer que l'efficacité propre de l'antidépresseur est nettement moindre que celle qui est affichée par les fabricants de la molécule. De plus l'amélioration constatée doit être modulée par les incertitudes inhérentes aux méthodes employées : incertitudes cumulées sur la "chiffration" de la dépression par l'échelle de Hamilton, incertitude sur l'usage très problématique de la cohorte de référence "avec placebo". A cela il faut ajouter, selon P. F. Dimond, que l'efficacité des antidépresseurs les plus connus a été exagérée par une "publication sélective" de résultats favorables(10). Ces incertitudes ou omissions fragilisent singulièrement des résultats au mieux modestes

Cette mise en cause de la fiabilité des expérimentations faites sur les antidépresseurs rejoint donc les interrogations dont nous avons fait état au début de cet article. Il semble bien que l'on ait voulu transposer les méthodes d'essais de médicaments de la médecine classique à la psychiatrie. Dans la première l'expérimentation a un caractère certainement plus assuré puisque les données de base sont des mesures qui sont par définitions "objectives" et peuvent être alors utilisées suivant les méthodes de la science.

On peut aussi se poser la question du lien entre ce que les chercheurs ont découvert des mécanismes physicochimiques des phénomènes de conduction au niveau de la synapse et la dépression attribuée à une carence de cette conduction. C'est à partir d'expérience sur l'animal que ce lien a été trouvé et que l'on a alors défini les protocoles d'expérimentation sur l'humain. Mais, en matière de trouble psychique, il est quand même très problématique de transposer les méthodes d'expérimentation sur le rat à l'humain! A quand, en retour, l'expérimentation de l'effet placebo sur le rat ?

Comment alors ne pas faire écho aux doutes qui s'expriment sur l'usage de nos psychotropes ?

(1) Valdoxan, Rapport European Medicine Agency, 2009 (EMEA/H/C/915)
Valdoxan 25mg, Avis de la Commission de la Transparence de la Haute Autorité de Santé, 18 novembre 2009.
(2) Agomelatine in the management of depression, NHS, North East Advisory Group, september 2009.
(3) "Chronobiologie et dépression", F. J. Baylé, Neuronale, n° 43, mars 2010, 10-12.
(4) Dans le même genre mais sous une forme plus ramassée, nous trouvons deux pages plus loin dans un autre article et à propos d'une autre molécule (la tianeptine) : "Le résultat trouvé semble solide" .... Une conception de la solidité qui apparaît bien fragile !
(5) P. F. Dimond, "Antidepressant Efficacity Called into Question", Genetic Engineering & Biotechnology, Feb. 1, 2010 (Vol. 30, n° 3).
(6) Voir par exemple : "Détermination de la dose efficace d'agomélatine, agoniste mélatoninergétique et antagoniste sélectif 5-HT(2C), chez des patients présentant un épisode dépressif majeur : étude contrôlée des différentes doses versus placebo", H. Lôo, A. Hale et H. D'haenen, International Clinical Psychopharmacology, 2002, vol 17, n° 5, 239-248.
"Etude contrôlée versus placebo évaluant l'efficacité et la tolérance de l'agomélatine dans le traitement de l'épisode dépressif majeur", S. H. Kennedy, R. Emsley, European Neuropsychopathology, 2006, 16, 93-100.
"Efficacité de l'agomélatine, agoniste MT1/MT2 et antagoniste 5-HT2C, dans les troubles dépressifs majeurs", J. P. Olié et S. Kasper, Journal of Neuropsychopharmacology, 2007, vol 10 : 5, 661-673.
(7) R. M. Bagby, A. G. Ryder, M. A. Deborah, R. Schuller, M. B. Marshall, "The Hamilton Depression Rating Scale : Has the Gold Standard Become a Lead Weight ?" The American Journal of Psychiatry [6] 2163-2177, déc. 2004.
Dans la conclusion on peut lire : "Evidence suggests that the Hamilton depression scale is psychometrically and conceptually flawed."
(8) On peut aussi se demander, en l'absence de groupe de référence, si l'effet placebo joue un rôle dans cette affaire. La revue Prescrire signalait d'ailleurs que dans ce genre d'expérimentation l'amélioration constatée après l'administration d'un placebo peut aussi bien être due à une évolution naturelle de la maladie ou aux conditions de l'hospitalisation.
(9) L'article le plus récent sur la question : "Ces faux médicaments qui guérissent vraiment", Courrier International, n° 1015, 15 au 21 avril 2010, p. 52.
(10) P. F. Dimond, op. cit.

 


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