Discours de politique générale

Olivier Schmitt
Retour au sommaire - BIPP n° 57 - Juin 2010
Je m'étais engagé pour trois ans à la présidence de nos associations si bien sûr le Conseil d'Administration me gardait sa confiance, ce qu'il a fait. Au terme de ce mandat, je peux dire que j'ai beaucoup appris, ce fut une expérience de vie passionnante. Mais il est temps pour moi de passer la main. Aussi, je ne vais pas développer des points précis que la prochaine équipe aurait à mon sens à travailler, mais vous donner un aperçu de ce que j'ai cru comprendre et de mes convictions forgées par tant d'années de participation au Bureau de l'AFPEP-SNPP (plus de 15 ans quand même !).

Ceci n'est pas un testament, je compte bien rester des vôtres encore longtemps.
Il est parfois nécessaire de caricaturer, forcer le trait pour faire apparaître les points saillants, l'essentiel d'une figure pour y voir plus clair.
Affirmer que c'est une caricature, c'est garder à l'idée que les choses restent complexes et marquées d'ambivalence.
C'est une banalité de dire que la psychiatrie et sa pratique sont en prise directe avec les conceptions que l'on a de l'humain et des rapports sociaux. Cela mérite toutefois quelques développements.
Ces conceptions sont marquées par un clivage qui, pour fondamental qu'il soit, n'en reste pas moins complexe et la ligne de partage ne sépare pas les bons et les mauvais, mais passe à l'intérieur de chacun de nous et nous sommes tous pétris et bousculés par cette dialectique.
Pour bien me faire comprendre, je vais donc opposer deux approches :
La première conception peut se qualifier d'humaniste, je qualifierai la seconde de consumériste.
La première considère le sujet en tant que citoyen. Attentive à la subjectivité, elle n'en est pas moins rationnelle, la seconde se veut objective, mais elle expose ainsi le citoyen à une rationalisation réifiante.
Pour la première, le doute est réaliste, scientifique et constructif, pour la seconde, sous prétexte d'efficience, le doute est à proscrire, la démarche se dit pragmatique, elle tient pour irréfutables les données actuelles de la science (ceci pourrait être une bonne définition du scientisme).
La première tient compte de l'intersubjectivité et se nourrit du collectif, la seconde est individualiste et communautariste.
La première soutient l'hétérogénéité, la seconde classe en cohorte.
La première met en avant la dignité, la seconde recherche la rentabilité.
La première soigne des malades, la seconde traite des maladies.
La première a besoin de tranquillité, de confiance et de temps, la seconde se soumet au contrôle, à l'évaluation chiffrée et aux économies de temps.
La première agit au cas par cas et valorise la spécificité, la seconde exige des protocoles et promeut la standardisation.
La première respecte la confidentialité, la seconde ne jure que par la transparence.
La première a besoin de professionnels expérimentés garants du cadre indispensable à un espace de liberté, la seconde se contente d'experts interchangeables garants des protocoles.
La première a besoin d'un équilibre entre les pouvoirs, la seconde hiérarchise et concentre les pouvoir en des instances totalitaires (comme la HAS par exemple).
La première pense dialogues et conventions, la seconde ne peut que contraindre ou appâter.
La première encourage l'indépendance et la subsidiarité dans les rapports entre les hommes, la seconde promeut la dépendance, la servitude et l'exploitation du gisement humain.
Pourquoi cet envahissement à l'échelle mondiale de la deuxième conception de l'humain ? Plusieurs analyses sont possibles :
* L'on pense bien sûr à la servitude volontaire épinglée depuis longtemps par Etienne de la Boétie lorsqu'il avait 18 ans. La liberté fait peur.
* Je pense aussi à l'illusion consumériste qui consiste à croire que le bonheur est dans l'accumulation de biens. Ajoutons aussi l'illusion de croire que la richesse est une quantité constante et que cette accumulation ne peut s'obtenir que par une répartition inégale des biens et la production de biens de moins en moins coûteux. Il faut donc augmenter - à tout prix si je puis dire - la rentabilité et la productivité. Cela débouche inévitablement sur la dictature comptable.
Ce n'est pas un mystère pour vous, adhérents de l'AFPEP-SNPP, que nos pratiques relèvent de la première conception de l'Homme et des rapports sociaux. Et nous sommes donc confrontés maintenant à la dérive de nos conditions d'exercice selon la deuxième conception.
Nier l'incompatibilité de ces deux approches nous laisserait dans l'illusion de pouvoir préserver l'une tout en nous soumettant à l'autre, même a minima.
Bien sûr, nous nous battons pour préserver des conditions d'exercice conformes à notre conception de l'humain. Mais, à prendre les choses du point de vue corporatiste, nous nageons à contre-courant et nous nous épuisons. Nos tutelles profitent des divisions pour nous soumettre et nous diviser encore : contrats individuels, mise en concurrence, valorisation illusoire des soumis, sanctions sévères des récalcitrants, multiplication des statuts et des modes de rémunération, spécialisation à outrance. Alors, de petites victoires en batailles perdues, nous nous rendons compte que le problème est en amont : philosophique et politique.
Depuis les années 80, l'idéologie à la fois bureaucratique et consumériste a envahi les instances dirigeantes. Nous sommes, à mes yeux, dans un creux de civilisation qui, cette fois, est planétaire. Le combat que nous menons est considérable.
Nous devons subvertir les divisions anciennes car nous sommes confrontés au même conflit philosophico-politique et épistémologique : public/privé, secteur 1/secteur 2, médecins/non médecins etc. alors même que l'essentiel nous relie.
Avant d'être anéantis, il est vital d'élargir le combat dans l'intérêt de notre métier, dans l'intérêt de nos patients.
Il n'est pas d'autre solution me semble-t-il que de s'attaquer à la source de cette dérive phénoménale c'est-à-dire soutenir les mouvements qui s'appuient sur la même conception de l'humain au niveau national comme au niveau international.
C'est pour cela qu'il est important de siéger dans les structures et les mouvements où nous pouvons rencontrer les confrères et les professionnels de la psychiatrie confrontés à la même dictature bureaucratique et financière, à la même déréliction conceptuelle. C'est pour cela que nous nous intéressons au CASP, aux 39, à la Fédération, à la WPA... Nous avons tout intérêt à lutter à l'intérieur pour rappeler nos fondamentaux et rompre avec la méfiance et la crainte de l'autre qui divisent encore et favorisent les replis sur des petits pouvoirs dérisoires.
Déjà ce combat se renforce et s'étend :
Dans un des derniers numéros de Courrier International, la "une" affichait en gros " La tyrannie de la transparence ". C'est un signe encourageant.
L'audience des 39 s'élargit de jour en jour. Je vous lirai la charte à la rédaction de laquelle j'ai participé ; ce travail n'a pas été facile bien sûr, la tendance aux clivages est toujours prégnante. Elle fera l'objet d'un vote de soutien lors des motions tout à l'heure.
Au plan international, les trois grandes associations scientifiques françaises dont la nôtre font cause commune pour soutenir le courant qui nous est cher de psychiatrie pour la personne.
Etc.
Pour moi, la liberté c'est avoir le choix de ses servitudes, tant nous avons besoin de servir à quelque chose : un idéal, une conviction, une cause, un mouvement. Mais aussi servir ceux qui en ont le plus besoin sans pour autant les asservir. C'est ce que nous tentons de faire tous les jours dans notre métier.
Je vous remercie.
 

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