Chronique : aube ou crépuscule ?
Le commun peuple - nous compris - a droit, ces jours-ci, à une authentique campagne de pub sur la "révolution" qu’introduit le système du médecin référent, avec, comme "prime à l’achat" (i.e. l’abonnement du patient), la promesse du tiers payant intégral grâce à l’accord conclu entre R. Bouton (MG. France) et J.P. Davant (Mutualité française - qui s’assure au passage un flux d’adhésions garanti), permettant ainsi à une France "retardataire" de rejoindre le peloton des nations européennes "évoluées" pour lesquelles cet usage est bien établi. Qui pourrait résister à cette fascinante possibilité puisque pour le patient - et pour l’instant - il n’est aucun engagement particulier, aucune interdiction d’aller voir ce qui se passe ailleurs (hors tiers payant...). Et que, du côté du généraliste, s’instaurerait face à la concurrence une garantie de clientèle (avec publicité nominale) entraînant mathématiquement le ralliement d’une partie des réfractaires, au moins en zone "surmédicalisée".
Peut-on croire à la naïveté des promoteurs d’une formule qui, il y a encore peu, était considérée comme inflationniste en actes et proscrite par les Caisses, naïfs au point d’être convaincus qu’aujourd’hui elle sera source d’économies ? Il faut leur prêter quand même quelque habileté et des perspectives à plus long terme. La CPAM de Gironde (QM 1.12.97) a peut-être vendu la mèche en parlant elle-même de "révolution" et de "passage à un système de capitation qui nécessitera des objectifs de santé". C’est bien, à côté du libre accès, le paiement à l’acte (dénoncé, lui, comme inflationniste) qui est en cible - un paiement à l’acte qui, pour nous, est loin d’être la panacée et peut s’avérer même passablement inconfortable, mais qui constitue néanmoins l’un des garants de l’indépendance du praticien - car c’est bien elle qui apparaît visée de plus en plus, à travers à la fois des obligations de résultats (économiques avant tout) et des impératifs de procédure (RMO, génériques, etc...).
Sur ce paiement à l’acte, les psychiatres psychothérapeutes que nous sommes le plus souvent auraient de surcroît des arguments d’ordre théorique à avancer, mais une fois de plus nous allons déranger en agitant l’exception psychiatrique - que l’on risque de vouloir simplifier en nous renvoyant à l’Europe (la psychiatrie libérale y est réduite sinon absente), aux psychologues (non remboursés) ou même à la nature de la demande (de confort...).
L’informatisation du praticien, ce nouveau credo, cette fureur pourrait-on dire (du dernier galant sussureraient nos précieux), dont tout le monde parait s’accorder à croire qu’elle va résoudre toutes nos difficultés contemporaines, non seulement de coûts et de gestion mais même et y compris d’art et de savoir (de l’aide au diagnostic à l’aide à la prescription en passant par la tenue du dossier médical) risque de se révéler (pas trop vite, car les cafouillages ne manquent pas pour l’instant - mais à court terme quand même) un remarquable instrument de contrôle : panoptikon moderne, elle autorise virtuellement toutes les surveillances certes, mais, et peut-être plus profondément, elle va transformer conceptualisation, modes de pensée et texture de la relation soignante - voire l’éthique soignante elle même. Si l’on nous passe le jeu de mots , nous allons passer de l’internalisation à l’internetisation de la loi...
Là encore, psychiatres, qu’avons-nous à en faire, diriez-vous... Quelques uns nous ont même vivement reproché de ne pas nous insurger plus résolument contre le processus. Cependant, le quotidien nous démontre que nos structures les plus distinguées sont les premières à s’engouffrer dans le monde informatique, le mail, le web, le net, et que bientôt, si l’on veut encore exister sur le mode institutionnel tout autant que demeurer opératoire, il n’y aura pas d’autre issue... A ce compte, peut-on croire que, praticiens, nous résisterons longtemps ?
Au regard de ces enrégimentements, on vient d’assister paradoxalement à un sursaut hyperlibéral en portant à la tête de la CARMF le Dr. Maudrux, apôtre du "chacun pour soi" et finie la solidarité des générations en matière de retraites ! On peut comprendre, certes, que le poids grandissant des prélèvements sociaux asphyxie les "actifs" et que cela les sensibilisent aux sirènes de l’individualisme - une chanson dont on retrouve les échos dans les attaques contre le système de protection sociale - et qui nous confronte à nos propres contradictions de praticiens privés dits libéraux.
Que veut dire "libéral" pour nous ? Le jeu du marché, la règle du profit, la loi du plus fort ? Ou une certaine conception de l’indépendance professionnelle, de la responsabilité individuelle, de la liberté d’entreprendre et de travailler - qui ne devrait pas être incompatible avec un fonctionnement social solidaire, serait-ce au prix d’une régulation librement consentie et négociée, qui resterait ordonnée à l’intérêt des patients ?
Sommes-nous au déclin, au crépuscule de cette idée-là du libéralisme médical - peut-être devrions-nous dire, pour écarter toute équivoque, de l’indépendance responsable du médecin - au profit de son encadrement, praticien canalisé, dirigé, orienté, surveillé pas à pas par une espèce de holter informatique, aube d’une nouvelle médecine enfin dégagée des aléas de la subjectivité ?
Aube ou crépuscule ? Un clair-obscur en vérité, pour l’instant... Vais-je devoir, comme Diogène allumer ma sourde lanterne à la quête du dernier médecin, perdu au sein de cohortes statistiques doublement aveugles et soigneusement randomisées (sans mauvais esprit) ?
J’écrivais tout cela début décembre. Vous le lirez en janvier : le changement de millésime ne nous aura pas apporté de divine surprise. Les rois mages sont restés chez eux. Il n’en convient pas moins, au seuil de l’année 1998, de redire toute notre résolution, notre passion, à promouvoir un exercice libre et indépendant de la psychiatrie au service de nos patients. C’est à eux comme à vous que s’adressent aujourd’hui nos vœux les plus cordiaux.
Gérard BLES