Cris et chuchotements. Lettre à une directrice de CPAM

Jean-Charles Luizard
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Interrogation soucieuses ou protestations violentes, vous avez été nombreux à réagir et à écrire face au dilemme : signer ou pas le contrat ?
Quelques uns cependant ont tenté de tempérer les inquiétudes de la majorité.

xXx


Je viens de recevoir votre offre de contrat «relatif aux actions d’accompagnement à l’informatisation des médecins libéraux».

Le moins que je puisse dire, c’est ma surprise devant l’ampleur des dégâts ! J’ai du mal à croire qu’un syndicat médical a pu signer un quelconque accord de ce genre sans y trouver son compte (aux dépens et aux profits de qui ?) !

Vous me demanderez de me justifier pour porter de pareilles accusations et je le fais immédiatement. Tout d’abord, j’ai du mal à comprendre comment, au nom de la «maîtrise médicalisée» des dépenses de soins, on nous impose la transmission des «feuilles de soins électroniques». Où est le «médicalisé» ? Devrais-je faire, moi aussi, des «psychothérapies électroniques» ? Où est le bénéfice médical d’une telle mise en œuvre ? Je ne vois pas. Par contre, ce qui est sûr, c’est que, du côté des Caisses, on n’aura plus besoin de liquidatrices puisque les médecins feront le travail : économie de personnel - combien de chômeuses en plus dans trois ans ?

Maintenant, venons-en au plus fort : la contrainte financière du médecin :
Art.3.1. (je fais le compte le plus léger possible) :
- équipement informatique de base : 8000 F
- lecteur de carte Sésame Vitale : 2000 F (je suppose...)
- Modem de transmission à haut débit : 3000 F
- imprimante : 3000 F
- logiciel certifié : 5000 F (je suis optimiste...)
- à prévoir, vraisemblablement, un abonnement Numéris pour faire bonne mesure : combien ?
Art.3.3. : C.P.S. : abonnement gratuit deux ans et après (grâce au monopole) combien ?
Art.4.3. : maintenance obligatoire : 2000 F l’an minimum.
Art.5.1. : formation obligatoire : 1500 F (prix moyen constaté).

Faisons les comptes : pour la première année 24500 F !! En échange de quel service pour le médecin ? Pour moi psychiatre : RIEN !!

Maintenant, penchons-nous sur la générosité des Caisses : 9000 F. Vu comme cela c’est presque alléchant... Seulement voilà, pour investir, je fais ma comptabilité en fonction de mes bénéfices, et non pas en fonction de mes recettes (je suis dans le privé) ! Qui dit recettes en «gains divers» dans la comptabilité d’un médecin libéral dit : CHARGES. C’est-à-dire :
URSSAF Assurance Maladie : 5,33 %
URSSAF AF : 0,4 %
CSG : 3,4 %
RDS : 0,5 %
CFP : 0,15 %
CUM : 0,5 %
CARMF : 9,72 %
Taxe professionnelle : 3,21 %
Impôt sur le revenu : 35 %

Total des charges : 58,21 %*, soit sur un total de 9000 F = 5239 F pour l’exercice de 1997, (pour 1998, + X %). Il me reste donc à investir : 3761 F.

Votre participation pour solde de tout compte est de 15,35 % de mon investissement en échange de... rien !
Parce qu’en plus de tout cela il nous faudra, les autres années, continuer de payer au bas mot entre 3000 et 5000 F de notre poche, toujours en échange de rien. Puis dans trois ans, le système Sésame Vitale apparaîtra obsolète et il faudra tout changer, etc, etc...

Maintenant, si j’accepte et que je ne fonctionne pas comme prévu (parce qu’en psychiatrie, les tensions sont fortes, le relationnel prévaut sur le bureaucratique, l’aspect «machine» mal toléré voire menaçant pour l’intimité dévoilée en son lieu, je ne suis pas sûr de pouvoir être en règle avec l’article 2.2. sur les 90 % minimum de télétransmission), je devrai rembourser 9000 F. Coût de l’amende : 5239 F de charges que j’aurai payées, plus 24500 F d’un matériel inutilisable; soit quand même la modeste somme d’environ 30000 F !!!

Dites voir, Madame le Directeur, si on vous proposait la même chose, c’est-à-dire d’acheter un «produit» qui vous ne vous rapporterait rien, vous serait inutile, qui en plus vous coûterait de l’argent, dont la non-suffisante utilisation vous serait en plus facturée, penseriez-vous que ce contrat soit raisonnable ? (...) Que feriez-vous ?

Pour moi le choix est clair, j’ai choisi une profession libérale. J’ai pris des risques pour investir sur mon nom et mes compétences avec l’argent que j’ai emprunté, et que la banque viendra récupérer sur mes biens personnels et familiaux si besoin.

Alors puisqu’au nom de la maîtrise médicalisée on me propose un «traitement électronique» des feuilles de soins je dis : NON !!!
Je traite des personnes, pas des feuilles de soins !!!
Je suis médecin, pas commerçant !!!
On n’achètera pas ma liberté avec 3761 F !!!

Je sais que vous n’être pas responsable des «errements» qu’on vous demande d’endosser pour notre département, j’espère ne pas vous avoir trop irritée, et vous prie de croire, en l’assurance de mes salutations les meilleures.

Jean-Charles LUIZARD (Orléans)

* N.D.L.R. : l’impôt est calculé sur le bénéfice, c’est-à-dire sur les recettes diminuées des charges et des déductions forfaitaires.


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