A prendre ou à laisser

Alain Richard
Retour au sommaire - BIPP n° 15 - Janvier 1998

Nous avons tous reçu un contrat émanant des Caisses d’Assurance Maladie qui nous propose le versement de la somme de 9000 Francs en échange de notre engagement individuel de télétransmettre les feuilles de soins. Cette proposition ne peut que laisser perplexe. C’est pourquoi je me propose d’expliciter certains termes du contrat, et d’évoquer les implicites, sinon les inconnues, auxquels notre décision pourrait nous engager.

La demande initiale de l’Assurance Maladie : la F.S.E.

La CNAMTS réfléchit depuis plus de 15 ans à remplacer le système des feuilles de soins papier qui sont remplies par le médecin puis par l’assuré et adressées par ce dernier à l’agent liquidateur de la Caisse. Ce système est jugé trop coûteux en personnel dont la tâche devient impossible par l’accroissement du nombre des feuilles liquidées par an : 500 millions en 1980, plus d’un milliard aujourd’hui. De plus les erreurs sont possibles avec l’écriture et la saisie manuelle. La télétransmission ou F.S.E. (Feuille de Soins Électronique), c’est-à-dire la saisie puis la transmission électronique par le praticien associées à l’informatisation de la liquidation par les Caisses répond à ces exigences de sécurisation et de productivité. C’est un enjeu majeur pour l’Assurance Maladie.

Les Caisses nous proposent aujourd’hui, par ce contrat, 7000 Francs d’aide à l’acquisition ultérieure de l’équipement nécessaire à la F.S.E. Cet équipement reste à la charge du praticien et comprendra, quand la carte Sesam-Vitale sera distribuée, le lecteur de carte bi fente (la carte Sesam-Vitale du patient et la Carte Professionnel de Santé (C.P.S.) du médecin) un logiciel de télétransmission agréé, un modem et le système informatique adéquat. Celui qui souhaiterait uniquement satisfaire à l’obligation de la télétransmission pourra acquérir un système intégré même si le prix de ce dernier ne se révélait pas mois élevé que celui d’un ordinateur classique permettant d’autres tâches. Cette somme est complétée de 2000 Francs qui nous sont proposés comme aide aux frais de transmission et de maintenance, et ceci pour la durée de la Convention.

Je laisse à chacun le soin d’apprécier la valeur financière réelle de l’offre qui nous est faite, surtout si l’on se souvient que les 7000 Francs proviennent du Formmel, le Fonds de Modernisation de la Médecine, alimenté par les pénalités que nous avons payées au titre du plan Juppé. Cependant, je souligne que la seule F.S.E. ne constitue pas un bouleversement de notre pratique et qu’elle permet de maintenir le paiement direct à l’acte. En effet, en cas d’échec de la F.S.E., l’autre système envisagé par les Caisses pourrait être le tiers payant. Le projet monétique, parade syndicale proposée contre le tiers payant et la F.S.E., permet certes le maintien du paiement à l’acte, mais a l’inconvénient d’organiser les flux financiers comme dans le tiers payant en substituant les banques à l’Assurance Maladie.Il m’apparaît plus discutable de s’engager par contrat sur un protocole de télétransmission dont toutes les modalités, et surtout les extensions, ne sont pas encore clairement définies et nous allons aborder maintenant certains implicites du contrat.

Les enjeux politiques de la F.S.E. : le projet Sesam-Vitale

* Un outil de maîtrise des dépenses de santé

D’autres solutions pour améliorer la liquidation, tel que la scannerisation des feuilles papier, si elles améliorent la productivité des Caisses ne permettent pas, comme la F.S.E., de collecter rapidement des informations fiables et analysables par le Contrôle Médical de l’Assurance Maladie, premier pas vers la maîtrise médicalisée des dépenses de santé qui est bien un autre enjeu du projet Sesam-Vitale. Cette maîtrise nécessitera le codage des actes et des pathologies à terme. Nous avons déjà exprimé les plus extrêmes réserves sur ces codages, en particulier en psychiatrie.

* L’intrusion de l’État

Cet objectif majeur de la maîtrise de l’évolution des dépenses n’est plus seulement celui des Caisses mais aussi celui de l’État, en particulier depuis le plan Juppé, puisque le Parlement vote le taux d’évolution des dépenses de santé. Le caractère privé du réseau Ramage (propriété de la CNAMTS) par lequel les données devaient transiter rendait ces dernières d’accès difficile pour tous les autres intervenants : les Caisses complémentaires, les professionnels de santé... Le rapport Rozmaryn, en stigmatisant notamment la norme techniquement archaïque (Noémie B2) du réseau Ramage, a permis au gouvernement d’intervenir et d’imposer le Réseau Santé Social (R.S.S.). La concession de cet Intranet sera attribuée à un opérateur choisi par le gouvernement début 1998 (La Poste et France-Télécom sont candidats parmi d’autres). Ce réseau ne sera donc pas la propriété de l’Assurance Maladie et les Caisses complémentaires, les médecins par l’intermédiaire des Unions Professionnelles, pourront peut-être avoir accès aux données issues de la télétransmission soit en direct soit pas l’intermédiaire des Caisses.

Un objet de convoitise : le R.S.S.

Il est clair qu’un tel Intranet va permettre en outre qu’au delà des F.S.E. une part importante des échanges d’informations médicales transite aussi par le Réseau Santé Social. C’est pourquoi la mise en réseau des professionnels de santé, notamment les médecins, constitue un autre des enjeux de Sesam-Vitale. Cette mise en réseau des médecins suppose qu’ils soient informatisés, ce qui constitue déjà un formidable marché tant pour le matériel et les logiciels que la maintenance. Mais surtout, cette perspective constitue à terme le plus grand bouleversement de l’organisation des soins ambulatoires en France.

* Le pari des Caisses

De leur côté, bien qu’un réseau informatique ne doive pas être confondu avec un réseau de soins, les Caisses espèrent que l’usage du Réseau Santé Social s’élargira de la F.S.E. à des échanges d’informations entre médecins et préparera ainsi les esprits à entrer dans un réseau de soins ou dans une filière.

* Le pari du gouvernement

Le gouvernement, pour sa part, souhaite ainsi permettre la constitution de grandes bases de données médicales; il pourrait alors lancer de vastes enquêtes épidémiologiques, et établir une vraie politique de Santé Publique.

* Le pari des Caisses complémentaires

Toutes ces informations médico-économiques intéressent évidemment beaucoup les Caisses complémentaires (mutuelles, organismes de prévoyance, assurances) qui pourraient développer leur logique assurantielle par une connaissance fine des soins distribués et des pathologies de leurs adhérents. Si elles devaient, comme elles le revendiquent, avoir un accès à ces données, le risque d’une sélection ne pourrait être écarté.

* Le pari de l’industrie pharmaceutique

L’industrie pharmaceutique n’est pas indifférente devant la possibilité de connaître avec plus de précisions tant les prescriptions que les effets de ses campagnes de promotion.

* Le pari des Unions Professionnelles

Les Unions Régionales de Médecins et par leur intermédiaire les Centrales syndicales sont aussi sur les rangs de l’accès aux informations tirées du codage. Elles sont bien conscientes que le pouvoir sera désormais aux mains de ceux qui déteindront ces informations.

Sans prétendre que cette liste soit exhaustive, l’on voit bien que les enjeux autour de ces données médico-économiques sont énormes et dépassent très largement la question de cette subvention en faveur de l’informatisation des cabinets.

À prendre ou à laisser ?

Il appartient à chacun d’entre nous de tirer ses propres conclusions devant la complexité de ce problème.

La mise en place du Réseau Santé Social ouvre de dangereuses perspectives d’appropriation des données médicales par des instances (Caisses complémentaires, pouvoir politique, industrie pharmaceutique) dont nous ne pouvons ignorer qu’elles ne souhaitent s’en emparer que dans une intention strictement gestionnaire.

Par ailleurs, la réorganisation du système de soins tourne actuellement autour du problème des réseaux et des filières qui nous conduisent inévitablement vers la forfaitisation des prises en charge. Or le paiement direct à l’acte n’est essentiellement contesté par les Caisses que du fait des coûts qu’il engendre. La télétransmission des seules feuilles de soins, sans aucune donnée médicale, aurait pu permettre d’en assurer la défense.

Tout l’enjeu politique du contrat que l’Assurance Maladie nous propose de signer se résume finalement à ce dilemme : refuser la subvention afin de manifester une opposition forte à la circulation des données médicales, au risque de favoriser les filières et le tiers payant généralisé qui seraient les seules issues de secours des Caisses; ou bien faire le pari que nous pourrons maîtriser la confidentialité des données médicales, et donc accepter la F.S.E. afin de donner aux Caisses le moyen de continuer à gérer le système tel que nous le connaissons actuellement. Cette seconde hypothèse sera peut-être acceptable si les Unions Professionnelles, comme elles l’espèrent, parviennent à centraliser les F.S.E. avant leur transmission à l’Assurance Maladie.

À prendre ou à laisser : dans l’état actuel de la situation, aucune de ces deux hypothèses n’est dénuée de risques majeurs. C’est pourquoi pour l’instant vos syndicats ne peuvent que recommander une prudente expectative en différant la signature au plus tard possible.

Alain RICHARD


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