Psychiatrie et progrès social : vers une nouvelle clinique et une nouvelle pratique ?

Pierre Coërchon
Retour au sommaire - BIPP n° 40 - Janvier 2005

Sigmund FREUD, initialement neurologue, est interpellé à son époque afin de résoudre un symptôme qui défraye alors la chronique, mais qui laisse le médecin dans l’impuissance : la conversion hystérique. A partir de ses recherches cliniques et pratiques, S. Freud opère un déplacement qui fait sortir son propos du discours du maître et, sans en abandonner la rigueur ni lui faire quitter le champ médical, l’amène à la découverte humaine fondamentale de l’inconscient. Ce dévoilement, à partir de la stigmatisation d’un symptôme, lui permettra d’avoir accès à la structure même de la névrose, d’en envisager le traitement, de pouvoir en déployer les diverses manifestations méconnues jusqu’alors au-delà des phénomènes conversifs et notamment d’apercevoir la névrose sociale de l’époque tournant autour de la dominance de la figure paternelle d’une part, et de l’empêchement à l’accomplissement du désir d’autre part. Cette découverte permet alors un transfert des demandes de traitement des symptômes vers ces nouvelles figures faisant dès lors autorité en un savoir sur la question : les psychanalystes et les psychiatres.

Il paraît raisonnable d’envisager que nous nous trouvons aujourd’hui après une révolution (un tour dont la fin nous fait revenir au point de départ : l’hystérique conversive acculée par le dévoilement de l’imagerie médicale à déplacer son symptôme et à revenir frapper à la porte des algologues-neurologues) et peut-être une résolution (le droit à l’accomplissement des désirs émancipés de toute figure interdictrice ou de filiation paternelle) dans ces mêmes dispositions sociales qui consistent à focaliser sur un trouble individuel au prix de sa méconnaissance dans le champ social. L’identification de ce trouble, de cette gêne (l’ancien symptôme qui se croit résolu) réorganise une demande nouvelle dans ses modalités d’expression et d’adresse sous forme d’injonction à venir régler ce désordre rapidement, efficacement et à moindre coût tant individuel que collectif. Il est d’ailleurs notable que l’impératif dans la demande adressée à ces censés nouveaux professionnels ne porte plus sur les moyens (force est de constater qu’ils s’amenuisent…) mais sur les résultats.

A l’issue de ce tour, quel serait aujourd’hui le nouveau trouble stigmatisé au plan social au prix de son ignorance au plan collectif ? Nous proposons simplement en ce lieu du trouble le terme devenu tellement banal de consommation. Il s’agit d’une attitude qui garde la structure répartitive du consommateur et du consommé mais qui semble bien effacer la capacité d’analyse au profit d’un caractère nébuleux dans une différence fondamentale avec le refoulement et la division du sujet qu’il engendre. La consommation vient nous indiquer ce nouvel impératif aussi évident qu’énigmatique qui, dans certains discours se réclamant du plus rationnel de la gestion, vient endosser sans malentendu la fonction salvatrice dans l’idée de sa relance quand les indices de la sacro-sainte économie tombent en berne. Ainsi, ce terme de consommation ne nous pose aucun problème dans son acception courante pour des objets produits par l’homme industriel ou technologique. Si nous acceptons implicitement la méconnaissance du rapport fantasmatique à la jouissance qu’il engendre, il nous apparaît néanmoins dans toute son horreur et son obscénité quand la consommation d’un individu devient brutalement sexuelle et qu’elle porte sur un enfant pris comme objet de consommation et non plus comme création précieuse d’un acte sexuel humain.

N’avons-nous pas à déployer comme le fit S. Freud en son temps ce nouveau trouble identifié dans la découverte de ses effets de recouvrement méconnu ?

Nous pouvons remarquer tout d’abord que le symptôme de la théorie freudienne (refoulement et conflit) laisse justement sa place actuellement au terme de trouble issu de la terminologie anglo-saxonne qui suggère cette dimension clinique nouvelle dans le champ du pathos (à l’intérieur même de l’individu qui se demande ce qui ne va pas ou bien comme épinglé par autrui comme ce qui ne va pas chez l’individu) de la déviance comportementale ou cognitive voire de la délinquance.

Nous pouvons observer par ailleurs comment ce trouble vient organiser une modalité de demande différente à l’adresse modifiée du professionnel qui est convoqué pour une expertise venant moins trancher la question de la responsabilité ou d’une analyse que les questions se posant en terme de confirmation estampillée médicalement de déviance ou plus couramment d’aptitude ou d’inaptitude d’un individu. Puis dans une obligation bilatérale le déviant comme le médecin sont attendus de façon convenue à venir régler efficacement le problème afin d’enrayer tout risque non plus de répétition mais de récidive.

Un autre constat s’impose à nous comme venant aussi radicalement modifier les modalités de demande et d’adresse au médecin du psychisme : il s’agit (comme Charles Melman le met judicieusement en évidence) de l’application à notre champ clinique et pratique d’une modalité de réglage voire de règlement de la relation d’échange selon la nouvelle forme du contrat. Le contrat, système dorénavant perçu comme idéal, est importé du champ des échanges économiques et s’applique à présent à l’échange langagier avec son psychiatre. Ce système extrêmement séduisant à traiter le conflit, la division, les difficultés de gouvernance et de maîtrise paraît se déployer sur deux versants au plan médical.

En premier lieu, dans la relationmédecin-malade, le contrat permet d’homogénéiser les deux parties dans un donnant-donnant égalitariste. Il place alors le médecin au rang de simple prestataire voire de guichetier d’un service calibré, codifié, réglementé, protocolarisé et dû à tous. On vient chercher au cabinet non plus un savoir dont l’autre, le médecin, serait le détenteur, mais la simple application de ce qui est dorénavant convenu et attendu. Un système de cette nature est très tentant car il tourne tout seul sur lui-même, il n’entretient pas de dépendance à l’altérité et dispense les deux interlocuteurs de toute référence éthique. C’est donc en clair un système qui évite de penser. La pensée trouve ici son traitement par son évacuation puisque c’est bien elle, cette pensée sur notre existence, qui nous précipite dans cette culpabilité fondamentale si douloureuse et cette absence de certitude. On viendrait alors chercher la confirmation chez le psychiatre que la meilleure façon de soulager cette douleur morale ou éthique serait tout bonnement de se brancher directement en mode téléguidé et d’arrêter de penser. Il est clair que ce type de traitement a l’avantage indiscutable de ne pas valoir grand-chose donc a priori de ne pas coûter cher. C’est sans compter sur les conséquences de la disparition de l’instance morale, conséquence majeure et pourtant méconnue qui relève quant à elle de l’inchiffrable tout en risquant bien sûr de nous coûter très cher à terme.

En second lieu, un autre versant curieux de l’utilitarisme contractuel se déploie dans la relation entre le médical et le politique et nous montre une fois de plus, comme si c’était encore nécessaire, combien définitivement ces deux champs n’ont pas de rapport. Néanmoins même sans rapport une relation entre ces deux pôles ne les empêchait pas de se parler dans un échange qui a pu jusqu’à un enrayement assez récent aboutir à des compromis conventionnels. Ainsi régulièrement une discussion pouvait s’ouvrir sur la référence de la lignée des textes conventionnels antécédents et permettait les réactualisations pratiques indispensables. Comment doit-on juger le texte pseudo-conventionnel actuel qui, bien que se proclamant de la référence, se débarrasse de la pensée de ses pères, c’est-à-dire de l’élaboration des générations antérieures et qui dans une évidente indistinction se rabat aux pairs, les deux la faisant cette paire ? Ainsi le spécialiste hier détenteur d’un savoir particulier et distingué pour cette raison ne devient que le prestataire de service d’un généraliste qui au passage, remarquons-le, devient le référent dans une curieuse bascule du système même de la référence. Il s’agit bien d’une stérilisation, d’un nettoyage de l’index de la différence qui opère un déplacement du savoir du praticien vers le lieu du pouvoir. En effet, le généraliste, référent maintenant, devient lui-même le délégué de l’organe dirigeant qui, quant à lui, prétend détenir le savoir sur le bien, la bonne pratique, le bon parcours de soin, le bon protocole. Notons ici le risque pour le généraliste de voir rechercher sa responsabilité par le patient mécontent des conséquences qu’il imaginerait, à tort ou à raison, résulter du refus de l’avoir dirigé vers un cabinet spécialisé, du retard dans la décision d’accéder à cette demande, ou même de l’oubli d’avoir suggéré une telle possibilité. Tout ceci constituant bien évidemment des manquements aux obligations professionnelles qui s’imposent à tout médecin. La révolution pourrait encore se poursuivre en imposant de ce fait aux généralistes des primes d’assurance à la mesure de ces nouvelles responsabilités et donc évidemment bien supérieures à celles de leurs confrères spécialistes. On ne peut que constater le caractère révolutionnaire de cette dérive organisant de véritables et majeurs déplacements structuraux logiques au niveau des places du savoir et du pouvoir. Nous illustrerons simplement notre commentaire de cette petite vignette historique qui relève que, si dans la société dirigeante et pensante grecque, le médecin est en place d’honneur (comme nous l’indique Platon dans les discussions du Banquet), à la période suivante, dans l’empire romain, il se retrouve déchu au rang d’esclave. La nouvelle relation contractuelle ainsi instaurée crée du rapport là où il y avait une impossibilité structurale entre le médical et le pouvoir politique, débarrassant le médecin de sa filiation éthique et donc aussi bien de sa tentative de penser sa clinique que de la possibilité de diriger sa pratique. Cette stérilisation fonctionne bien en paire ce qui n’est pas sans nous inquiéter devant ce nettoyage de la pensée, c’est-à-dire de la fertilité tant du côté médical que de celui des agents du pouvoir.

Si le progrès social semble bien nous amener à une résolution collective du vieux symptôme névrotique, c’est son mode de procédure par la stérilisation qui doit nous alerter et probablement en retour nous conduire à interpeller les organes du pouvoir dans le rétablissement d’une possibilité d’échange sur cet inquiétant constat. En effet, si résolution il y a, force est de constater que, d’une part celle-ci a lieu sans travail et sous la simple pression d’un objet enfin adéquat à satisfaire, et que d’autre part elle amène des conséquences majeures qui du progrès ne retiendrait que sa dimension de mouvement mais certainement pas celle de la qualité de la vectorisation. Une des conséquences majeures réside en un retour massif sur la pulsion et ce, directement en une demande éparpillée et sans fin. Car, tout adéquat qu’il est, l’objet technologique efficace ne saurait pour autant résoudre l’insatisfaction fondatrice de l’être parlant.

Dans un social ainsi épuré du symptôme, le psychiatre n’a-t-il pas à regagner sa place de clinicien et de praticien, en dehors de cette logique simpliste qui consiste à faire appel à lui comme à un banal consultant ? Devant cette folie sociale qui se méconnaît, loin de rester dans une position défensive (d’ailleurs toujours perçue comme réactionnaire car ramenant au vieux symptôme névrotique), le psychiatre n’a-t-il pas, plus que jamais à l’heure où il n’est probablement plus reconnu, un important travail de relecture clinique, d’élaboration pratique, et de replacement éthique ?

Car si le vieux symptôme névrotique se guérit collectivement et sans travail individuel et donc sans professionnel spécialisé nécessaire, la folie de la demande quant à elle enfle alors, que, faute de lieu Autre, le social reste bouché, sourd et aveugle à la recevoir.

Pierre COËRCHON
Clermont-Ferrand


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