Le juste soin au juste prix ?

Pierre Fichet
Retour au sommaire - BIPP n° 40 - Janvier 2005

Une société fonctionnant au niveau de l'économie dispose de suffisamment de moyens de mettre hors circuit celui qui a été vaincu, celui qui n'a pas réussi, voire un simple gêneur, et de le mettre hors d'état de nuire par une méthode non violente, pacifique et, en termes concrets, de le laisser mourir de faim s'il ne se soumet pas de son plein gré.

(Carl Schmitt: La notion de politique - Champs Flammarion Février 1992 – 1ère édition)


Le langage de la philosophie des valeurs, dont la logique implique non seulement des réévaluations mais des dévaluations, des dénis de valeur et même des affirmations sur l'inanité des valeurs, et qui peut donc se mettre à véhiculer une agressivité des plus redoutables. Des questions comme la légitimité ou la légalité sombrent alors dans l'universelle convertibilité des valeurs. Cet aspect des choses, la "tyrannie des valeurs" et sa justification de l'anéantissement de la non-valeur, ne sera évoqué ici qu’en passant.

(Carl Schmitt : Théologie politique-nrf Editions Gallimard Août 1998
2 essais écrits en 1922 et 1969)

 

Le prix de l'acte dans le CMPP où je travaille est d'environ 115 Euros. Dans d'autres CMPP ce coût peut être très différent.

Dans cette institution l'acte est celui de la consultation, de la séance ou du soin. Que cet acte soit effectué par le pédopsychiatre, le psychologue, l'orthophoniste, ou le psychomotricien, le prix reste le même.

Qu'un enfant nécessite peu, ou au contraire beaucoup de synthèses, que ce soit entre nous ou avec les partenaires (santé, éducatif, scolaire, justice...), c'est toujours le même prix.

Le prix de la consultation ou de la séance du pédopsychiatre libéral est de 34,30 Euros. Là aussi, peu importe le temps qu'il y passe, que les parents soient reçus ou pas, que cela nécessite ou non synthèses à l'extérieur, etc.

Pour le CMPP comme pour le pédopsychiatre libéral, que cet enfant consulte pour un simple malaise plus ou moins défini, des difficultés ou des pathologies névrotiques, qu'il s'agisse de pathologies limites ou de psychoses, tout cela n'a encore à ce jour aucune incidence sur le prix.

Horreur diront certains, injustice, non-sens économique diront d'autres. Où donc est la bonne mesure ? "Je vous imagine grands vérificateurs, tenant ferme les fils des cerfs-volants, bordés de chiffres et de calculs. Pourvu que tout soit répertorié et tienne sa mesure pour dite. On peut toujours laisser du lest : les corps en seront plus souples et beaux", dit le poète(1)

Mais le mot d'ordre est aujourd'hui : ÉVALUONS.

Les évaluateurs et les économistes ont une conception où la mesure, in fine, est celle de l'argent (bien placé ?).

Ce que vient dire aujourd'hui cette disparité apparente, c'est que notre travail n'a pas de prix (inestimable). Il n'a pas de prix, car la subjectivité n'est pas à vendre. Cette subjectivité, c'est même le précieux de l'homme. C'est pour cela qu'une psychanalyse doit être chère, mais aussi que pour les médecins(2) et les psychiatres les honoraires doivent être honorables (ce qui n'est plus le cas aujourd'hui – est-ce un hasard ?) et modulables (avec tact et mesure).

Cette disparité dans le système économique ultralibéral qui est le nôtre montre qu'il existe encore des îlots où des restes d'économie solidaire (comme la nomme Bernard Friot) subsistent (pour combien de temps encore ?).

Cette disparité laisse encore prédominantes les questions relatives à la problématique du don et de la dette, dette symbolique qui n'a rien à voir avec le "tu vas payer"(3) usuellement entendu sur cette question.

C'est ce que l'économie libérale avec sa tyrannique évaluation veut effacer, la possibilité du don, en s’y substituant comme valeur que celle de l'échange.

Assurément, nous n'avons pas fini de subir le coût symbolique de cette hégémonie économique. Evitons d'en être les complices.

Pierre FICHET
Amiens

1 Traité de la toile cirée (Jean-Louis Giovannoni) - Didier Devillez Editeur, 1998, BP 1463 – 1000 Bruxelles1.
2 L' acte médical n'est pas que technique, il a aussi son efficace dans sa fonction symbolique.
3 Je pense ici aux défenseurs d'un acte comptabilisé selon le temps passé, mais aussi à ceux qui comptent sur l'effet thérapeutique de la loi pénale, etc.


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