Soigner ou évaluer ?

Françoise Cointot
Retour au sommaire - BIPP n° 40 - Janvier 2005

Nous sommes dans une ère de mutation de culture et de civilisation, avec des glissements sémantiques qui ressemblent à des glissements de terrain : "procédure", terme juridique plutôt que processus, au sens du cheminement, "gestion de l’urgence" plutôt qu’inscription dans une temporalité, "évaluation et qualité" plutôt qu’expérience et praxis, "utilisateurs de soins" plutôt que patients, "crise" en place d’initiation, "transparence groupale médiatisée et totalitaire" plutôt que respect de l’intime… Dans notre spécialité, fondée sur les représentations qu’induit ou qui sont induites par le langage et les affects ou pulsions qui s’y rattachent, ces glissements ne sont bien sûr pas sans effet sur les cadres législatifs, administratifs qui nous régissent, sur les psychismes plus globalement des sujets que nous sommes et que nous soignons.

Le monde dans son chaos structurel se replie sur une recherche vaine de certitudes, de preuves sur les modèles :

- sécuritaire de l’enquête et du procès

- simpliste et binaire des sciences informatiques

- économique de l’évaluation

- superficiel du symptôme

La modernité dans ce monde "désenchanté" serait-elle advenue trop vite, effaçant transmissions, croyances et sacré, diffusant de façon stéréotypée et stérile du traumatique et de la cellule de crise ? Enfants et adultes à travers leur malaise généralisé, sont porteurs de ces effets, et échouent sur des non-lieux, perdus dans du symbolique en béance, à cours de cadre véritable d’humanisation de leurs parcours individuels, "globalisés".

A l’inverse comment ne pas voir l’expertise, l’évaluation comme des symptômes, des béquillages symptomatiques, des pis-allers, des tentatives de reconstruction de symbolique en place de sa béance ?

Dans une société où la crudité et la vulgarité sont de mise, en particulier sur certains balcons de l’audimat et de la publicité, rompant les tabous protecteurs de l’intime, où l’information boulimique et globale, médiatisée et généralisée, prend la place de la transmission d’être à être, où l’idéal du moi et ses pièges narcissiques de toute puissance, de tout ou vite-savoir sont prônés comme des valeurs monétaires de l’investissement de soi, en place du cheminement individuel et groupal, plus difficile, moins glorieux, moins performant en termes d’images mais porteurs de plus de risques de vérité et de liberté, de limites et d’interdits, de manque et de désir.

La clinique psychiatrique devient alors plus bruyante, plus interactive, et moins intra-psychique, elle exprime plus la rupture, ou l’errance avec plus de violence dans les attaques de ces modèles institutionnalisés.

C’est pourtant à partir de cet état des lieux, de cet espace morcelé que nous sommes appelés à soigner la souffrance psychique qu’il occasionne ou accroît. Comment continuer à investir en amitié avec nos patients cette mouvance chaotique, sans dogmatisme ni rigidité, et en tenant compte des nouvelles cliniques de l’âme ?

Notre tentation serait grande de ne regarder la souffrance que sous l’angle du symptôme ou de la pathologie du lien, notre travail que sous l’égide de l’évaluation, en abandonnant le pulsionnel et le travail entre pairs. Il nous faut pourtant en passer, dans la clinique quotidienne, de plus en plus souvent par un travail de construction de cadre, de contenant, pour créer un espace analytique dans un premier temps, où pourra se construire dans un second temps le contenu, c’est-à-dire la vérité du sujet, grâce à un travail sur le pulsionnel.

Et il nous faut aussi ne pas laisser les cadres de l’évaluation imposés dans notre pratique, par les instances institutionnelles ou politiques qui nous gouvernent, vider notre praxis de son sens, de son humanité, de son but : c’est-à-dire un travail en partenariat avec l’économie psychique du patient, avec l’inconscient, le nôtre et le sien, pour, à partir du symbolique et du langage, construire avec le patient une scène, sur laquelle dans un ou plusieurs temps ultérieurs, pourront s’élaborer les fantasmes originaires, les défenses psychiques.

Rester les garants, non pas du "meilleur des mondes", avec sa cohorte de faux-semblants, de preuves et de contrôles, d’évaluation à dessein de maîtrise comptable, mais garants de la subjectivité du sujet avec ses manques et ses limites, garants du désir de vérité et de libération, y compris à travers les effets de réel de ce monde chaotique.

Rappeler et nous souvenir de notre serment hippocratique : "primum non nocere", ce que nous devons entendre par la nécessité de ne pas abandonner la clinique du sujet et je rajouterai opposer une résistance de bon aloi, c’est-à-dire élaborative à tout ce qui tenterait de stériliser notre pensée associative et nos cadres symboliques de réflexion et de transmission.

Françoise COINTOT
Saint-Malo

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