D'un enjeu historique à la prothèmanie

Patrice Charbit
Retour au sommaire - BIPP n° 41 - Mai 2005

L’accès libre au psychiatre, en dehors des murs de l’asile, est une bataille politique qui remonte aux années 1880.

La lutte pour leur rayonnement, par-delà l’Église, les juristes et les charlatans, poussa les psychiatres, après leur consécration par la loi de 1838, à sortir de l’asile et à s’installer dans la cité. L’arrivée au pouvoir de Gambetta et l’éviction des réactionnaires de “l’ordre moral” installés après la chute du second empire, permit la consécration de Charcot et de ses ambitions par le prisme de l’appropriation du champ du “demi-fou”.

Rompre “le lien odieux entre la femme et le prêtre” par le biais de la redéfinition de l’hystérie et reprendre la catégorie américaine du neurasthénique, soit les deux catégories du demi-fou dans le cadre positiviste de la iiie République, est la clef conceptuelle (à l’aide d’une technique appelée “psychothérapie” depuis les années 1890) de la politique de conquête des psychiatres de cette seconde moitié du xixe siècle.

La monomanie et le traitement moral avaient été les instruments de la mise en place de la psychiatrie et “du système national d’asiles” ; l’hystérie, la neurasthénie et la psychothérapie devenaient les outils de leur installation dans la société civile, auprès du grand public, sur les terres de l’Église et des médecins généralistes.

Un simple cabinet de consultation suffisait à son art et le psychiatre pouvait échapper aux lourds investissements d’une “maison de santé”.

Devenue plus maniable, le rayonnement de la psychiatrie ne s’est plus démenti jusqu’à ce jour ou plus exactement jusque dans les années 1980, période où le mouvement s’est brutalement inversé pour ne plus laisser entrevoir qu’une peau de chagrin.

Nous pouvons donc observer que le passage obligé par le généraliste qui nous est proposé aujourd’hui est, historiquement, l’inverse du processus de développement de la psychiatrie et une tentative de cantonnement qui nie son caractère spécifique au sein des spécialités médicales. Il s’agit là d’un enjeu stratégique.

La maladie mentale envisagée comme une “maladie de la civilisation” (concept à l’origine des théories fondatrices de la psychiatrie et des positions idéologiques ultérieures) est un paradigme abandonné, ce qui représente une coupure épistémologique sans précédent. Ainsi la psychiatrie disparaît pour laisser place à une neurobiologie par ailleurs largement stérile dans ses innovations pratiques depuis un demi-siècle (ce qui en soi dévoile des prétentions idéologiques puisqu’elle est tout de même imposée).

Force est donc de constater que, pour les psychiatres, l’évolution actuelle est de l’ordre d’une régression dans un contexte politique et institutionnel où la place du sujet subit des bouleversements.

L’utilisation abusive de la neurobiologie tend vers une objectivation des troubles psychiques dans un environnement de marchandisation du “capital santé” et la subjectivité devient ainsi une affaire privée qui ne concerne plus la médecine, ce qui institue un recours, dès lors inévitable pour le patient, aux catégories pré-républicaines de juridisme, de religion et de charlatanisme. La demande, toujours présente, continuant, bien entendu, à se chercher une adresse…

Le psychiatre avait su protéger le citoyen de leurs influences non sans le concours de l’État ; la disparition de l’un et l’amoindrissement de l’autre marquent leur retour. Il en est pour preuve que les psychotiques se retrouvent de plus en plus en prison où les traitements sont… juridiques, que les médias (grands représentants des charlatans contemporains) organisent les soins, que les églises récupèrent les âmes… et les passions.

L’histoire de la psychiatrie enseigne que son développement s’est toujours opéré dans le cadre d’une lutte politique et d’un enrichissement nosographique pour ce qui concerne le xixe siècle. Le XXe ne l’a en rien démenti, notamment sur la place des idéologies. Il convient donc d’observer ce qu’il en est du sujet contemporain dit “post-moderne” dont la dimension d’autonomie est une des grandes caractéristiques.

Tout étant théoriquement à sa portée, l’individu ne peut que s’en prendre à lui même si son existence ne correspond pas à certains critères. Là où intervenaient des limites, le sujet se retrouve insuffisant et handicapé.

Il recourt aux techno-sciences pour parer à cette insuffisance et ainsi un homme peut se transformer en femme (et vice versa), les grossesses peuvent s’imaginer à n’importe quel âge, le dopage envahit le sport mais aussi les boîtes de nuit, les “golden boys” et le monde du travail, le viagra, les antidépresseurs généralisés, les anxiolytiques, le clonage, les mères porteuses, les drogues, la ritaline, les manipulations génétiques, les hormones contre le vieillissement, etc.

Partout les techno-sciences “fournissent” sans se soucier du cadre dans lequel elles s’insèrent ; le progrès traque le symptôme, hors de toute symbolique, au nom du marché.

Je propose le terme de PROTHÈMANIE pour définir cette dérive.

La prothèmanie ou “folie de la prothèse” est une maladie de civilisation qui touche les individus à des degrés divers, plus particulièrement ceux confrontés à des difficultés narcissiques. Elle se présente comme un véritable enjeu de société et de santé publique ; elle correspond à une tentative de palier à des carences symboliques par des fétiches techniques en perpétuel renouvellement. Ce renouvellement étant la condition de l’illusion de son efficacité.

Les possibilités d’accès au psychiatre et la prothèmanie ne sont-elles pas des éléments paradigmatiques d’une large transformation, d’une fin de régime républicain au bénéfice d’une “démocratie de masse”* qui jouerait de déficits symboliques ?

Patrice CHARBIT
Paris

* - “Démocratie de masse” telle que la décrit Dany-Robert Dufour dans “Folie et démocratie”.


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