De quel crédit ? (à propos de l'évaluation du médecin)

Pierre Coërchon
Retour au sommaire - BIPP n° 41 - Mai 2005

Le nouvellement nommé usager du système de soins a pu recevoir dernièrement, en même temps que son contrat d’union avec son futur médecin traitant, une plaquette informative à visée pédagogique dont le titre, Médecin mode d’emploi, arrête notre curiosité et nous laisse dans une certaine perplexité.

Classiquement et jusqu’alors, le médecin est cet homme qui, fort de son savoir théorique et de son expérience pratique, exerce son art au quotidien à l’endroit de la souffrance, à l’orée du vivant et de la mort. Cette situation atopique d’exception du médecin l’oblige à un forçage de modestie car son engagement de praticien vient ébranler sa position magistrale ou universitaire. Non seulement le médecin se retrouve enseigné par la maladie et ses manifestations symptomatiques, ceci entretenant son désir de savoir et de travail, mais il doit composer avec une évaluation impitoyable et souvent méconnue, celle de son jugement intérieur.

Ces coordonnées du positionnement du médecin - toutes classiques qu’elles soient - ne relèvent évidemment pas d’un héritage anecdotique historique pouvant justifier une exception nourrissant quelque avantage de distinction sociale. Dans ce cas en effet, elles perdraient logiquement toute légitimité au regard du progrès contemporain laïcisant, égalitariste, uniformisateur des différentes places. On comprendrait ainsi le caractère obsolète de la distinction médecin généraliste - médecin spécialiste. On comprendrait alors la nécessité de formation du nouvel usager dans sa façon d’utiliser au mieux le service médical, ce d’autant que dépassé, plus à la page, plus dans le coup, il s’appuierait à tord sur ses références classiques dans la lignée des générations antérieures pour s’adresser au médecin à partir des signes perçus qui le font s’inquiéter. On comprendrait tout aussi logiquement la nécessité du médecin suspecté d’être issu de cette culture historique de se mettre au goût du jour et de se faire contrôler, évaluer, de s’évaluer lui-même, de s’être bien mis à ce nouvel utilitarisme de bon ton.

Malheureusement, les enjeux ne sont pas qu’historiques, car tout ceci vient dénier la dimension sacrée de la dette et de la fonction symbolique dans son impératif structural au niveau des coordonnées de positionnement du médecin. Au-delà, ce déni – d’autant plus efficace que maintenant prescrit par le pouvoir – touche aussi à la référence sacrée du signifiant. Les conséquences générées sont majeures tant au titre individuel que collectif sur des domaines fondamentaux comme le jugement, la responsabilité, l’autorité, la limite, la liberté, le savoir, le désir y compris le désir au travail, l’exercice du pouvoir...

Pour en donner une illustration, partons du signifiant crédit circulant actuellement beaucoup dans le champ médical et faisons la monstration de sa dérive. Le manque de confiance en soi – soit le crédit que le sujet s’accorde – est devenu une raison banale de consultation auprès du professionnel traitant du psychisme. Ce peut même parfois être la plainte – exprimable seulement en privé – d’un sujet exerçant une profession d’autorité qui vient alors confesser soit une substitution pathologique autoritariste à un déficit métaphorique créditeur, soit son impuissance souvent exprimée par un fréquent "je n’arrive plus à gérer". Ce symptôme approche cette modification du rivage du signifiant crédit en ce témoignage d’un manque de confiance en l’Autre, c’est-à-dire d’un déficit de confirmation crédible en un lieu tiers de référence, rabattant un sujet dans sa relation verticale ou horizontale avec son interlocuteur, au désarroi d’une simple suspicion en miroir vis à vis de l’autre comme de lui-même.

Il est des mots d’usage courant ou cherchant à rejoindre le courant qui, par le simple nettoyage d’une "communication" stérilisante prenant ses ordres auprès des impératifs du marketing, se voient ravalés par ce procès de démétaphorisation ou de désacralisation au rang de simple mot objectal toxique, qui se consomme à n’importe quelle sauce susceptible de masquer son odeur nauséabonde. Ainsi, en est-il advenu du crédit dans les échanges entre le corps médical, le pouvoir et l’usager, dans une disparition de la verticalité métaphorique et dans ce lissage horizontaliste toxique. L’usager commande le dirigeant qui reçoit de la majorité, non pas sa légitimation, mais son label de bonne norme, c’est-à-dire la validation de l’uniformisation de son discours alors assuré conforme. Puisque ce n’est plus le pouvoir qui commande, alors pourquoi ne saurait-il pas mieux que l’ancien et dépassé savant théoricien-praticien ce qui est bon pour tous ?

Nous voici donc dans cette normalisation qui permet de régler son compte à l’altérité. Certes, mais quel compte ? Car à ce compte voici un signifiant crédit d’une tout autre nature, non plus signifiant du manque, non plus signifiant du désir, non plus signifiant de la confiance en l’Autre – ne serait-ce que logique – mais employé au même (dé-)titre que ce nouveau médecin, comme un consommable, un générique. Si ce n’est pas un règlement dont l’autoritarisme témoigne de la suspicion en miroir, c’est alors bien le compte gestionnaire qui règle le fonctionnement de ce nouveau crédit sonnant et trébuchant.

Quelle est la nature de l’économie ainsi réalisée ? Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que cette économie ne saurait être que consommatrice car n’oublions pas son credo identique à celui qui dirige l’usage toxique addictif : "quand elle est en panne, il faut relancer la consommation !". Comme toujours et au final, le problème sera de savoir qui va payer ? Ne doutons pas que cette économie toxique d’un crédit démétaphorisé, corrélative du principe de l’accréditation – a-créditation, comme le a privatif l’indique – et de la gestion, risque de nous coûter très cher, et peut-être pas seulement au niveau de nos porte-monnaie.

Pierre COËRCHON
Clermont-Ferrand

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